caresses et de douceurs aux victimes de nos conventions,
souvent les élus de la Nature, souvent les plus beaux et les meilleurs
d'entre nous.
Elle était attaquée de la nostalgie de la déchéance. Elle construisait son
roman à rebours de celui que rêvaient pour elle ses parents éblouis: son
prince charmant serait un fruste enfant du peuple.
Elle portait à l'humanité laborieuse une sorte de culte panthéiste. Une
plèbe énorme, rousse et farouche comme les fauves, hantait ses rêves.
De bonne heure elle se prêta à l'attirance des foules. En temps de
réjouissances populaires elle entraînait Rikka vers les champs de
kermesses, rien n'étant comparable à la douceur de se perdre dans ce
grouillement.
Pâmée comme un baigneur langoureux qui s'abandonne à l'action des
vagues gaillardes, elle se laissait porter par le remous des flâneurs
forains, dans la tourmente des cymbales et des gongs accompagnant les
parades. Soldats, ouvriers, rôdeurs, badauds de tout poil, entretenaient
autour d'elle un moutonnement de têtes animées. Elle goûtait la
pression chaude des corps, le serrement des poitrines contre les
poitrines, l'écrasement des gorges contre les dos, les jambes entrant
l'une dans l'autre, les jupons des femmes s'éraflant aux pantalons des
hommes, les poussées des drilles facétieux.
Elle n'oublia jamais la cohue d'un soir de feu d'artifice, où sa mère avait
failli la perdre et où elle était restée, sans répondre aux cris de Rikka,
enivrée par la bousculade, pleine d'un vague désir de mourir sous les
souffles de toute cette humanité bruissant au-dessus d'elle. Et sa mère
l'avait ramassée comme elle allait tomber sous les pieds d'une bande de
gars éméchés fendant la cohue à coups de coude et de genoux.
En même temps, surtout depuis sa puberté, s'intensifiaient ses
préférences sensorielles.
Certain timbre de voix lui rendait un personnage à jamais bien voulu;
elle n'eût jamais distingué ce passant sans la nuance et les plis du
vêtement qu'il portait, sans tel débraillé crâne ou cet autre sans telle
façon de se caler sur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton
fané comme si elles subodoraient une capiteuse essence.
Elle devait garder toute la vie, de sa première idylle, une prédilection
maladive pour les manoeuvres et particulièrement pour les maçons. Et
comme dans le rappel des êtres et des choses elle ne séparait jamais
leur forme de leur couleur et de leur entourage, les teintes vagues des
hardes des goujats la captivèrent entre toutes.
Elle en tint toujours pour le rouge brique tirant sur le brun, les blancs
fatigués et blafards, les indigos brouillés, les amadous bavochés, les
roux éteints.
Aucun ragoût ne lui était comparable aux cassures et à la patine de ces
vestes et de ces grègues de velours, luisantes par places, usées aux
angles et aux protubérances des tâcherons.
Elle savourait les subtiles dégradations de ces frusques rapetassées
qu'on dirait composées de feuilles mortes poudrées à blanc par le givre
et qu'elle s'imaginait, au souvenir tragique et lancinant du doux
manoeuvre, son pitoyable ami, éclaboussées d'une pourpre plus
aveuglante que celle des frondaisons septembrales....
IX
Il y avait dans Clara un être raisonnable et normal qui répudiait les
goûts exceptionnels de sa seconde nature. Tantôt elle souffrait de ne
pas ressembler aux autres jeunes filles, tantôt elle se trouvait presque
heureuse de l'inédit de ses impressions.
Elle devint forcément dissimulée et cacha ses appétences comme on
tient cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne la trahit. Pour mieux
dérouter ses auteurs elle fit taire ses répugnances et parut supporter,
sinon rechercher, tout ce que la société invente d'agréments et de
distractions. Elle feignit de sourire dans les sauteries bourgeoises à de
jeunes fats dont la peau satinée et parfumée refluait le fluide
sympathique sous son épiderme; elle écouta en minaudant à propos
leurs uniformes madrigaux.
Ah! combien se fût-elle rendue plus promptement à l'éloquence d'un
rauque juron et d'un geste de barbare!
Elle joua cette comédie à la perfection, trouvant moyen d'éconduire,
sans trop les étonner, les prétendants les plus opiniâtres et les mieux
vus de ses parents. Le père Mortsel, doublement aveuglé par sa gloriole
de parvenu et par son culte pour son enfant, attribuait à des visées plus
hautes que les siennes les dédains et les refus de sa fille. Loin de s'en
délier, il inclinait à trouver cette morgue digne de leur nouvelle
condition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhomme
d'authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à ne
recommander personne à sa fille.
La nécessité de donner le change à ses parents et au monde sur ses
réquisitions, prêtait souvent aux allures de Mlle Mortsel quelque chose
de timide, d'effaré ou de distrait dont les physiologistes les plus
clairvoyants n'auraient jamais pu suspecter l'origine et qui l'embellissait
encore aux yeux de ses poursuivants. Ils prenaient pour de l'ingénuité et
de la pudeur aux abois

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