La faneuse damour | Page 2

Georges Eekhoud
péniblement, enflé et
inerte dans son lit de limon. Elle courait sur la jetée à la rencontre des
bateliers et s'accrochait, avec des avidités caressantes de jeune chienne
en mal de dentition, à leurs bottes ruisselantes. Le bleu marin de leurs
tricots et de leurs grègues devint une de ses couleurs préférées, celle
qu'elle choisit plus tard pour ses jerseys. Ce fut même, avec l'indigo
foncé et luisant du sarrau des rustres, le seul bleu qu'elle affectionnât.
Des chalands chargeaient au pied des bermes où s'entassaient des blocs
de briques et de tuiles. L'enfant amorcée assistait à la manoeuvre,
admirait ces ouvriers poudreux ou gâcheux suivant la temps. Qu'elle se
désagrégeât en boue ou en poussière, la marchandise de ces tâcherons
les passait toujours à la même teinte rougeâtre. Les talus et les chantiers
en étaient enduits. Rouges aussi les fours et les hangars au fil de l'eau
en contrebas de la digue, rouges encore les cheminées cylindriques
dépassant les bâtiments qui s'agglomèrent alentour. Des façons de
vallées creusées par le travail des hommes pour l'extraction de l'argile
s'élargissaient, pénétrant toujours plus avant dans l'intérieur des terres
et disputant la glèbe aux cultures. La végétation était reléguée aux
confins, constamment reculés, de cette zone industrielle. Briqueteries et
tuileries brunâtres par les temps gris, rutilaient sous le ciel bleu. Une
chaleur délétère; des vapeurs azotées, âpres, lourdes et violâtres,
montaient des fournaises répandant une fade odeur de terre cuite et
renchérissaient sur la radiation d'un implacable soleil. Dans cette
géhenne, les hommes travaillaient nus jusqu'à la ceinture. Et l'on ne
savait, par moments, ce qui fumait et grésillait le plus de leur encolure
tannée ou de leurs pains de briques.
Clara bayait à ces labeurs; terrifiée mais vaguement chatouillée dans

ses transes. Impressions à la fois rudes et émollientes comme un
massage de la pensée.
L'hiver, régnaient l'humidité et la fièvre. Des miasmes paludéens
planaient au-dessus, des prairies lointaines, converties en baissières par
les eaux extravasées du Rupel.
Le paysage gris s'alourdissait, s'embrumait davantage. Les flots
glauques et flaves reflétaient les nuages de sépia au ventre violacé. Les
brouillards s'accrochaient aux drèves dépouillées, dans les arrière-plans.
Et les bâtiments industriels saignaient sur ce fond sombre, un sang
brunâtre, coagulé, alors que sur l'azur estival ils paraissaient flamber.
Ce glorieux rouge pourrissant jusqu'à ne plus représenter que du brun,
jetait comme des, rappels tragiques dans la trame de l'atmosphère
endeuillie.
Et Clara se sentait plus touchée, le coeur plus gros, devant ces
dégradations morbides que devant des couleurs franches.

III
Vers les 186..., Nikkel Mortsel apprit que la main-d'oeuvre manquait à
Anvers. On entreprenait la démolition des anciens remparts de la ville.
Des fossés se comblaient, des quartiers neufs s'élevaient sur les forts de
l'enceinte depuis longtemps débordés par la cité comme une jaque
d'enfant que fait craquer le torse d'une fille nubile. Le génie militaire
prenait mesure à la forte pucelle d'une nouvelle ceinture crénelée.
Alléchés par un salaire plus sérieux, nombre de journaliers des
campagnes s'embauchaient chez les entrepreneurs urbains. Le ménage
des Mortsel émigra des premiers sous les toits d'une bicoque du
quartier Saint-André, dans la ruelle du Sureau. Maintenant, au lieu de
cuire les briques, Nikkel dut se familiariser avec leur emploi.
Apprentissage probablement onéreux, car Nikkel n'avait plus douze ans.
La chance intervint en faveur de l'aspirant plâtrier. Débarqué d'un jour
dans la grande ville, il rencontra un de ses pays, devenu compagnon

maçon, qui se l'attacha d'emblée, comme manoeuvre. Cette protection
et aussi l'âge et la bonne volonté du postulant, lui épargnèrent les
vexatoires épreuves de l'initiation. On l'accueillit même en camarade
dès son apparition.
Au début un seul l'asticotait et rôdait autour de lui pour l'essayer, mais
au premier attouchement Nikkel prit à bras le corps l'expérimentateur,
un échalas olivâtre et noueux, le démolit d'un maître coup de rein et le
vautra dans la boue, prouvant sans esbroufe à toute la coterie qu'il en
cuirait aux malveillants.
Intelligent, d'humeur amène, madré au fond il conquit rapidement ses
grades. Après un an, il n'aidait plus ses anciens, mais chargeait ses
propres outils et s'essayait à la construction. Il apprenait à lever des
murs entre deux lignes, plantait ses broches, prenait ses aplombs. L'oeil
juste, il recourait à peine au chas et il n'eut bientôt pas son pareil pour
hourder, plâtrer, gobeter, et enfin pour tailler la pierre.
Le matin, il emportait du café dans une gourde de fer blanc et deux
grosses tartines roulées dans une gazette. A midi, si la distance du
chantier au logis empêchait son homme de rentrer, Rikka, accompagnée
de la petite Clara, trimbalait jusqu'à la bâtisse la gamelle de fricot
enveloppée d'une serviette appétissante. Et toutes deux s'amusaient,
assises sur une pierre ou sur une brouette, à lui voir engouler la portion
fumante, le plein air et le turbin aiguisant ses fringales.
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