péniblement, enflé et 
inerte dans son lit de limon. Elle courait sur la jetée à la rencontre des 
bateliers et s'accrochait, avec des avidités caressantes de jeune chienne 
en mal de dentition, à leurs bottes ruisselantes. Le bleu marin de leurs 
tricots et de leurs grègues devint une de ses couleurs préférées, celle 
qu'elle choisit plus tard pour ses jerseys. Ce fut même, avec l'indigo 
foncé et luisant du sarrau des rustres, le seul bleu qu'elle affectionnât. 
Des chalands chargeaient au pied des bermes où s'entassaient des blocs 
de briques et de tuiles. L'enfant amorcée assistait à la manoeuvre, 
admirait ces ouvriers poudreux ou gâcheux suivant la temps. Qu'elle se 
désagrégeât en boue ou en poussière, la marchandise de ces tâcherons 
les passait toujours à la même teinte rougeâtre. Les talus et les chantiers 
en étaient enduits. Rouges aussi les fours et les hangars au fil de l'eau 
en contrebas de la digue, rouges encore les cheminées cylindriques 
dépassant les bâtiments qui s'agglomèrent alentour. Des façons de 
vallées creusées par le travail des hommes pour l'extraction de l'argile 
s'élargissaient, pénétrant toujours plus avant dans l'intérieur des terres 
et disputant la glèbe aux cultures. La végétation était reléguée aux 
confins, constamment reculés, de cette zone industrielle. Briqueteries et 
tuileries brunâtres par les temps gris, rutilaient sous le ciel bleu. Une 
chaleur délétère; des vapeurs azotées, âpres, lourdes et violâtres, 
montaient des fournaises répandant une fade odeur de terre cuite et 
renchérissaient sur la radiation d'un implacable soleil. Dans cette 
géhenne, les hommes travaillaient nus jusqu'à la ceinture. Et l'on ne 
savait, par moments, ce qui fumait et grésillait le plus de leur encolure 
tannée ou de leurs pains de briques. 
Clara bayait à ces labeurs; terrifiée mais vaguement chatouillée dans
ses transes. Impressions à la fois rudes et émollientes comme un 
massage de la pensée. 
L'hiver, régnaient l'humidité et la fièvre. Des miasmes paludéens 
planaient au-dessus, des prairies lointaines, converties en baissières par 
les eaux extravasées du Rupel. 
Le paysage gris s'alourdissait, s'embrumait davantage. Les flots 
glauques et flaves reflétaient les nuages de sépia au ventre violacé. Les 
brouillards s'accrochaient aux drèves dépouillées, dans les arrière-plans. 
Et les bâtiments industriels saignaient sur ce fond sombre, un sang 
brunâtre, coagulé, alors que sur l'azur estival ils paraissaient flamber. 
Ce glorieux rouge pourrissant jusqu'à ne plus représenter que du brun, 
jetait comme des, rappels tragiques dans la trame de l'atmosphère 
endeuillie. 
Et Clara se sentait plus touchée, le coeur plus gros, devant ces 
dégradations morbides que devant des couleurs franches. 
 
III 
Vers les 186..., Nikkel Mortsel apprit que la main-d'oeuvre manquait à 
Anvers. On entreprenait la démolition des anciens remparts de la ville. 
Des fossés se comblaient, des quartiers neufs s'élevaient sur les forts de 
l'enceinte depuis longtemps débordés par la cité comme une jaque 
d'enfant que fait craquer le torse d'une fille nubile. Le génie militaire 
prenait mesure à la forte pucelle d'une nouvelle ceinture crénelée. 
Alléchés par un salaire plus sérieux, nombre de journaliers des 
campagnes s'embauchaient chez les entrepreneurs urbains. Le ménage 
des Mortsel émigra des premiers sous les toits d'une bicoque du 
quartier Saint-André, dans la ruelle du Sureau. Maintenant, au lieu de 
cuire les briques, Nikkel dut se familiariser avec leur emploi. 
Apprentissage probablement onéreux, car Nikkel n'avait plus douze ans. 
La chance intervint en faveur de l'aspirant plâtrier. Débarqué d'un jour 
dans la grande ville, il rencontra un de ses pays, devenu compagnon
maçon, qui se l'attacha d'emblée, comme manoeuvre. Cette protection 
et aussi l'âge et la bonne volonté du postulant, lui épargnèrent les 
vexatoires épreuves de l'initiation. On l'accueillit même en camarade 
dès son apparition. 
Au début un seul l'asticotait et rôdait autour de lui pour l'essayer, mais 
au premier attouchement Nikkel prit à bras le corps l'expérimentateur, 
un échalas olivâtre et noueux, le démolit d'un maître coup de rein et le 
vautra dans la boue, prouvant sans esbroufe à toute la coterie qu'il en 
cuirait aux malveillants. 
Intelligent, d'humeur amène, madré au fond il conquit rapidement ses 
grades. Après un an, il n'aidait plus ses anciens, mais chargeait ses 
propres outils et s'essayait à la construction. Il apprenait à lever des 
murs entre deux lignes, plantait ses broches, prenait ses aplombs. L'oeil 
juste, il recourait à peine au chas et il n'eut bientôt pas son pareil pour 
hourder, plâtrer, gobeter, et enfin pour tailler la pierre. 
Le matin, il emportait du café dans une gourde de fer blanc et deux 
grosses tartines roulées dans une gazette. A midi, si la distance du 
chantier au logis empêchait son homme de rentrer, Rikka, accompagnée 
de la petite Clara, trimbalait jusqu'à la bâtisse la gamelle de fricot 
enveloppée d'une serviette appétissante. Et toutes deux s'amusaient, 
assises sur une pierre ou sur une brouette, à lui voir engouler la portion 
fumante, le plein air et le turbin aiguisant ses fringales.    
    
		
	
	
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