échappe à la fatalité; il a mille 
conditions de bonheur. D'abord, il est presque toujours bête et content 
de lui; ensuite, on a créé des états exprès pour sa beauté. Être bel 
homme est un métier. 
Le bel homme proprement dit peut être heureux--comme chasseur, avec 
un uniforme vert et un plumet sur la tête. 
Il peut être heureux--comme maître d'armes, et trouver mille 
jouissances ineffables d'orgueil dans la noblesse de ses poses. 
Il peut être heureux--comme coiffeur. 
Il peut être heureux--comme tambour-major. Oh! alors, il est fort 
heureux. 
Il peut encore être heureux--comme général de l'Empire au théâtre de 
Franconi, et représenter le roi Joachim Murat avec délices. 
Il peut être enfin heureux--comme modèle dans les ateliers les plus 
célèbres, prendre sa part des succès que nos grands maîtres lui doivent, 
et légitimer, pour ainsi dire, les dons qu'il a reçus de la nature en les 
consacrant aux beaux-arts.
Le bel homme peut supporter la vie, le bel homme peut rêver le 
bonheur. 
Mais l'homme beau, l'homme Antinoüs, l'Amour grec, l'homme idéal, 
l'homme au front pur, aux lignes correctes, au profil antique, l'homme 
jeune et parfaitement beau, angéliquement beau, fatalement beau, doit 
traîner sur la terre une existence misérable, entre les pères prudents, les 
maris épouvantés qui le proscrivent, et, ce qui est bien plus terrible 
encore, les nobles et vieilles Anglaises qui courent après lui. 
Car, c'est une vérité incontestable et malheureuse--un jeune homme 
très-beau n'est pas toujours séduisant, et il est toujours compromettant. 
Peut-être, dans un pays moins civilisé que le nôtre, la beauté est-elle 
une puissance; mais ici, mais à Paris, où les avantages sont de 
convention, une beauté réelle est inappréciée; elle n'est pas en harmonie 
avec nos usages: c'est une splendeur qui fait trop d'effet, un avantage 
qui cause trop d'embarras; les beaux hommes ont passé de mode avec 
les tableaux d'histoire. 
Nos appartements n'admettent plus que des tableaux de chevalet. 
Nos femmes ne rêvent plus que des amours de pages, et, de nos jours, 
la gentillesse a pris le pas sur la beauté. 
Malheur donc à l'homme beau! 
Or, il était une fois un jeune homme très-beau, qui était triste. Il n'était 
nullement fier de sa beauté, et, par malheur, il avait assez d'esprit pour 
en sentir tout le danger. Quoique bien jeune, il avait déjà beaucoup 
réfléchi. Il connaissait le monde; il l'avait jugé avec sagesse, et il 
éprouvait ce qu'éprouve tout homme qui connaît le monde: un amer 
dégoût, un profond découragement. Dans l'âge mûr, cela s'appelle repos, 
retour au port, douce philosophie; mais à vingt ans, lorsque la vie 
commence, savoir où l'on va, c'est affreux! 
Qu'importe au voyageur qui touche au terme de la route, que des 
voleurs le dépouillent au moment d'arriver? que lui importe? son
bagage était inutile, sa bourse était épuisée, son manteau était troué, ses 
provisions touchaient à leur fin. Cette perte est légère, il en rit. 
D'ailleurs on l'attend à sa demeure, et le voyage est terminé. Mais 
malheur à celui qu'on dépouille au milieu de la route, qui se voit sans 
secours, sans manteau, sans bâton, sans argent, obligé de poursuivre sa 
course! Oh! celui-là est triste; il se décourage, il s'arrête, il oublie le but 
du voyage, et si la Providence ne vient pas à son aide, il se laissera 
mourir de faim dans un des fossés du chemin. 
Il y a des jeunes gens de vingt ans qui ont la goutte, il y en a d'autres 
qui ont de l'expérience; ceux-là sont les plus malheureux. 
D'où venait donc à ce jeune homme cette élévation de la pensée, cette 
tristesse de l'esprit? Tout cela lui venait de sa beauté. L'esprit venir de 
la beauté! ah! cela est nouveau! 
--Pourtant cela est juste. Tout ce qui nous isole nous grandit, la beauté 
sublime est une supériorité comme une autre, et toute supériorité est un 
exil. 
Je vous le dis, ce pauvre jeune homme se trouvait isolé parce qu'il était 
trop beau; il se sentait triste parce qu'il était isolé; et, par degrés, il 
devint un homme spirituel et distingué parce qu'il avait été triste et 
méconnu. La douleur est la culture de l'âme, c'est elle qui la fertilise; un 
cœur arrosé de larmes est fécond. Un chagrin généreux est tout-puissant; 
il donne au génie la patience, à la faiblesse le courage, à la jeunesse la 
raison; il peut aussi donner, dans sa munificence, à un bel homme de 
l'esprit. 
 
II 
PREMIER OBSTACLE 
Il est encore une infortune dont personne ne parle, et qui cependant ne 
laisse pas que de nuire dans le monde: c'est d'être affublé pour toute sa 
vie d'un nom de baptême prétentieux.
Le pauvre jeune homme, avait encore ce ridicule: il se nommait 
TANCRÈDE!!! 
Son père, brave officier à demi-solde et voltairien de première force, lui 
avait donné ce beau nom en    
    
		
	
	
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