elle vers le ciel.
Je ressentis alors une telle angoisse que mon léger sommeil ne put
durer davantage, et je m'éveillai.
Je commençai aussitôt à penser, et je trouvai que l'heure où cette vision
m'était apparue était la quatrième de la nuit, d'où il résulte qu'elle était
la première des neuf dernières heures de la nuit.[7] Et tout en songeant
à ce qui venait de m'apparaître, je me proposai de le faire entendre à
quelques-uns de mes amis qui étaient des trouvères fameux dans ce
temps-là. Et, comme je m'étais déjà essayé aux choses rimées, je voulus
faire un sonnet dans lequel je saluerais tous les fidèles de l'Amour, et
les prierais de juger de ma vision. Je leur écrivis donc ce que j'avais vu
en songe:
A toute âme éprise et à tout noble coeur[8] A qui parviendra ceci Afin
qu'ils m'en retournent leur avis, Salut dans la personne de leur Seigneur,
c'est-à-dire l'Amour. Déjà étaient passées les heures Où les étoiles
brillent de tout leur éclat, Quand m'apparut tout a coup l'Amour Dont
l'essence me remplit encore de terreur. L'Amour me paraissait joyeux.
Il tenait mon coeur dans sa main Et dans ses bras une femme endormie
et enveloppée d'un manteau. Puis il la réveillait et, ce coeur qui brûlait,
Il le lui donnait à manger, ce qu'elle faisait, craintive et docile, Puis je
le voyais s'en aller en pleurant.[9]
Il vint plusieurs réponses à ce sonnet, et des opinions diverses furent
exprimées. Parmi elles fut la réponse de celui que j'appelle le premier
de mes amis. Il m'adressa un sonnet qui commence ainsi: «Il me semble
que tu as vu la perfection....»[10] Et de là date le commencement de
notre amitié mutuelle, quand il sut que c'était moi qui lui avais fait cet
envoi. La véritable interprétation de ce sonnet ne fut alors saisie par
personne. Mais aujourd'hui elle est saisie par les gens les moins
perspicaces.[11]
NOTES:
[1] Dante avait alors 18 ans et Béatrice à peu près 17.
[2] Nel gran secolo.
[3] Ce personnage était l'Amour.
[4] Je suis ton maître.
[5] On a vu dans cette nudité un symbole de virginité. L'opinion
exprimée par quelques auteurs que Béatrice était déjà mariée à cette
époque, ne saurait se concilier avec cette attribution symbolique.
[6] Vois ton coeur.
[7] Voir au ch. XXX pour ce qui concerne le nombre 9.
[8] A ciascun' alma presa, e gentil cuore....
[9] Commentaire du ch. III.
[10] Cet ami était Guido Cavalcanti, l'un des poètes les plus réputés de
cette époque. Il avait répondu: Vedesti al mio parer ogni valore....
[11] On trouvera plusieurs de ces réponses dans le Commentaire du ch.
III.
CHAPITRE IV
Après cette vision, ma santé[1] commença à être troublée dans ses
fonctions parce que mon âme ne cessait de penser à cette beauté; de
sorte que je devins en peu de temps si frêle et si faible que mon aspect
était devenu pénible pour mes amis. Et beaucoup poussés par la malice
cherchaient à savoir ce que je tenais à cacher aux autres. Et moi,
m'apercevant de leur mauvais vouloir, je leur répondais que c'était
l'Amour qui m'avait mis dans cet état. Je disais l'Amour parce que mon
visage en portait tellement les marques que l'on ne pouvait s'y
méprendre. Et quand ils me demandaient: «Pourquoi l'Amour t'a-t-il
défait à ce point?» Je les regardais en souriant, et je ne leur disais rien.
NOTE:
[1] Dans le texte: mon esprit naturel.
CHAPITRE V
Il arriva un jour que cette beauté était assise dans un endroit où l'on
célébrait la Reine de la gloire[1], et de la place où j'étais je voyais ma
Béatitude. Et entre elle et moi en ligne droite était assise une dame
d'une figure très agréable, qui me regardait souvent, étonnée de mon
regard qui paraissait s'arrêter sur elle; et beaucoup s'aperçurent de la
manière dont elle me regardait. Et l'on y fit tellement attention que, en
partant, j'entendais dire derrière moi: «Voyez donc dans quel état cette
femme a mis celui-ci.» Et, comme on la nommait, je compris qu'on
parlait de celle qui se trouvait dans la direction où mes yeux allaient
s'arrêter sur l'aimable Béatrice.[1]
Alors je me rassurai, certain que mes regards n'avaient pas ce jour-là
dévoilé aux autres mon secret; et je pensai à faire aussitôt de cette
gracieuse femme ma protection contre la vérité. Et en peu de temps, j'y
réussis si bien que ceux qui parlaient de moi crurent avoir découvert ce
que je tenais à cacher.
Grâce à elle, je pus dissimuler pendant des mois et des années.[2] Et
pour mieux tromper les autres, je composai à son intention quelques
petits vers que je ne reproduirai pas ici, ne voulant dire que ceux qui
s'adresseraient à la divine Béatrice, et je ne donnerai que

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