La Tulipe Noire | Page 5

Alexandre Dumas, père
bon pilote que je
sois, je ne sauverais point d'esquif si frˆle qui va porter les de Witt et
leur fortune hors de la Hollande. Cette correspondance, qui
prouverait … des gens honnˆtes combien j'aime mon pays et quels
sacrifices j'offrais de faire personnellement pour sa libert‚, pour sa
gloire, cette correspondance nous perdrait auprŠs des orangistes, nos
vainqueurs. Aussi, cher Corneille, j'aime … croire que vous l'avez
br–l‚e avant de quitter Dordrecht. --Mon frŠre, reprit Corneille, votre
correspondance avec monsieur de Louvois prouve que vous avez ‚t‚
dans les derniers temps le plus grand, le plus g‚n‚reux et le plus habile
citoyen des sept Provinces Unies. J'aime la gloire de mon pays; j'aime
votre gloire surtout, mon frŠre, et je me suis bien gard‚ de br–ler cette
correspondance. --Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre,
dit tranquillement l'ex-grand pensionnaire en s'approchant de la fenˆtre.
--Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons … la fois le salut du
corps et la r‚surrection de la popularit‚. --Qu'avez-vous donc fait de ces
lettres, alors? --Je les ai confi‚es … Corn‚lius van Baerle, mon filleul,
que vous connaissez et qui demeure … Dordrecht. --Oh! le pauvre
gar‡on, ce cher et na‹f enfant! ce savant qui, chose rare, sait tant de
choses et ne pense qu'aux fleurs qui saluent Dieu, et qu'… Dieu qui fait
naŒtre les fleurs! Vous l'avez charg‚ de ce d‚p“t mortel; mais il est
perdu, mon frŠre, ce pauvre cher Corn‚lius! --Perdu? --Oui, car il sera
fort ou il sera faible. S'il est fort, il se vantera de nous; s'il est faible, il

aura peur de notre intimit‚; s'il est fort, il criera le secret; s'il est faible,
il le laissera prendre. Dans l'un et l'autre cas, Corneille, il est donc
perdu et nous aussi. Ainsi donc, mon frŠre, fuyons vite, s'il en est
temps encore.
Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frŠre, qui
tr‚ssaillit au contact des linges:
--Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que je n'ai pas
appris … lire chaque pens‚e dans la tˆte de van Baerle, chaque
sentiment dans son ƒme? Tu me demandes s'il est faible, tu me
demandes s'il est fort? Il n'est ni l'un ni l'autre, mais qu'importe ce qu'il
soit! Le principal est qu'il gardera le secret attendu que ce secret, il ne
le connait mˆme pas. Jean se retourna surpris. --Oh! continua Corneille
avec son doux sourire, je vous le r‚pŠte, mon frŠre, van Baerle ignore
la nature et la valeur du d‚p“t que je lui ai confi‚. --Vite alors! s'‚cria
Jean, puisqu'il en est temps encore, faisons-lui passer l'ordre de br–ler
la liasse. --Par qui faire passer cet ordre? --Par mon serviteur Craeke,
qui devait nous accompagner … cheval et qui est entr‚ avec moi dans la
prison pour vous aider … descendre l'escalier. --R‚fl‚chissez avant de
br–ler ces titres glorieux, Jean. --Je r‚fl‚chis qu'avant tout, mon brave
Corneille, il faut que les frŠres de Witt sauvent leur vie pour sauver
leur renomm‚e. Nous morts, qui nous d‚fendra, Corneille? Qui nous
aura seulement compris? --Vous croyez donc qu'ils nous tueraient s'ils
trouvaient ces papiers?
Jean, sans r‚pondre … son frŠre, ‚tendit la main vers le Buytenhoff,
d'o— s'‚lan‡aient en ce moment des bouff‚es de clameurs f‚roces.
--Oui, oui, dit Corneille, j'entends bien ces clameurs, mais ces clameurs,
que disent-elles?
Jean ouvrit la fenˆtre.
--Mort aux traŒtres! hurlait la populace. --Entendez-vous maintenant,
Corneille? --Et les traŒtres, c'est nous! dit le prisonnier en levant ces
yeux au ciel et en haussant ces ‚paules. --C'est nous, r‚peta Jean de Witt.
--O— est Craeke? --A la porte de votre chambre, je pr‚sume. --Faites-le
entrer, alors. --Jean ouvrit la porte; le fidŠle serviteur attendait en effet
sur le seuil. --Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frŠre va vous
dire. --Oh! non, il ne suffit pas de dire, Jean; il faut que j'‚crive,
malheureusement. --Et pourquoi cela? --Parce que van Baerle ne rendra
pas ce d‚p“t ou ne le br–lera pas sans un ordre pr‚cis. --Mais

pourrez-vous ‚crire, mon cher ami? demanda Jean, … l'aspect de ces
pauvres mains toutes br–l‚es et toutes meurtries. --Oh! si j'avais plume
et encre, vous verriez! dit Corneille. --Voici un crayon, au moins.
--Avez-vous du papier? car on ne m'a rien laiss‚ ici. --Cette Bible.
D‚chirez-en la premiŠre feuille. --Bien. --Mais votre ‚criture sera
illisible. --Allons donc! dit Corneille en regardant son frŠre. Ces doigts
qui ont r‚sist‚ aux mŠches du bourreau, cette volont‚ qui a dompt‚ la
douleur, vont s'unir d'un commun effort, et, soyez tranquille, mon frŠre,
la ligne sera trac‚e sans un seul tremblement.
Et en effet, Corneille prit le crayon et ‚crivit. Alors on put voir sous le
linge blanc transparaŒtre les gouttes de sang que la pression des doigts
sur le crayon chassait
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