La Terre | Page 3

Emile Zola
s'écria-t-il. Je ne t'avais pas reconnue... N'est-ce pas? ta soeur était la bonne amie de Buteau, le printemps dernier, quand il travaillait avec moi à la Borderie?
Elle répondit simplement:
--Oui, moi, je suis Fran?oise... C'est ma soeur Lise qui est allée avec le cousin Buteau, et qui est grosse de six mois, à cette heure... Il a filé, il est du c?té d'Orgères, à la ferme de la Chamade.
--C'est bien ?a, conclut Jean. Je les ai vus ensemble.
Et ils restèrent un instant muets, face à face, lui riant de ce qu'il avait surpris un soir les deux amoureux derrière une meule, elle mouillant toujours son poignet meurtri, comme si l'humidité de ses lèvres en e?t calmé la cuisson; pendant que, dans un champ voisin, la vache, tranquille, arrachait des touffes de luzerne. Le charretier et la herse s'en étaient allés, faisant un détour pour gagner la route. On entendait le croassement de deux corbeaux, qui tournoyaient d'un vol continu autour du clocher. Les trois coups de l'angélus tintèrent dans l'air mort.
--Comment! déjà midi! s'écria Jean. Dépêchons-nous.
Puis, apercevant la Coliche, dans le champ:
--Eh! ta vache fait du dégat. Si on la voyait... Attends, bougresse, je vas te régaler!
--Non, laissez, dit Fran?oise, qui l'arrêta. C'est à nous, cette pièce. La garce, c'est chez nous qu'elle m'a culbutée!... Tout le bord est à la famille, jusqu'à Rognes. Nous autres, nous allons d'ici là-bas; puis, à c?té, c'est à mon oncle Fouan; puis, après, c'est à ma tante, la Grande.
En désignant les parcelles du geste, elle avait ramené la vache dans le sentier. Et ce fut seulement alors, quand elle la tint de nouveau par la corde, qu'elle songea à remercier le jeune homme.
--N'empêche que je vous dois une fameuse chandelle! Vous savez, merci, merci bien de tout mon coeur!
Ils s'étaient mis à marcher, ils suivaient le chemin étroit qui longeait le vallon, avant de s'enfoncer dans les terres. La dernière sonnerie de l'angélus venait de s'envoler, les corbeaux seuls croassaient toujours. Et, derrière la vache tirant sur la corde, ni l'un ni l'autre ne causaient plus, retombés dans ce silence des paysans qui font des lieues c?te à c?te, sans échanger un mot. A leur droite, ils eurent un regard pour un semoir mécanique, dont les chevaux tournèrent près d'eux; le charretier leur cria: ?Bonjour!? et ils répondirent: ?Bonjour!? du même ton grave. En bas, à leur gauche, le long de la route de Cloyes, des carrioles continuaient de filer, le marché n'ouvrant qu'à une heure. Elles étaient secouées durement sur leurs deux roues, pareilles à des insectes sauteurs, si rapetissées au loin, qu'on distinguait l'unique point blanc du bonnet des femmes.
--Voilà mon oncle Fouan avec ma tante Rose, là-bas, qui s'en vont chez le notaire, dit Fran?oise, les yeux sur une voiture grande comme une coque de noix, fuyant à plus de deux kilomètres.
Elle avait ce coup d'oeil de matelot, cette vue longue des gens de pleine, exercée aux détails, capable de reconna?tre un homme ou une bête, dans la petite tache remuante de leur silhouette.
--Ah! oui, on m'a conté, reprit Jean. Alors, c'est décidé, le vieux partage son bien entre sa fille et ses deux fils?
--C'est décidé, ils ont tous rendez-vous aujourd'hui chez monsieur Baillehache.
Elle regardait toujours fuir la carriole.
--Nous autres, nous nous en fichons, ?a ne nous rendra ni plus gras ni plus maigres... Seulement, il y a Buteau. Ma soeur pense qu'il l'épousera peut-être, quand il aura sa part.
Jean se mit à rire.
--Ce sacré Buteau, nous étions camarades... Ah! ?a ne lui co?te guère, de mentir aux filles! Il lui en faut quand même, il les prend à coups de poing, lorsqu'elles ne veulent pas par gentillesse.
--Bien s?r que c'est un cochon! déclara Fran?oise d'un air convaincu. On ne fait pas à une cousine la cochonnerie de la planter là, le ventre gros.
Mais, brusquement, saisie de colère:
--Attends, la Coliche! je vas te faire danser!... La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ?a la tient!
D'une violente secousse, elle avait ramené la vache. A cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. La carriole disparut, tandis que tous deux continuèrent de marcher en plaine, n'ayant plus en face, à droite et à gauche, que le déroulement sans fin des cultures. Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s'en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu'on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n'ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité réfléchie de cette Beauce, si triste et si féconde.
Lorsqu'ils arrivèrent, la grande cour carrée de la Borderie, fermée de trois c?tés par les batiments des étables, des bergeries et des granges, était déserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une jeune
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