La Pantoufle de Sapho | Page 3

Leopold von Sacher-Masoch
influence de la Schroeder, ni se dérober à l'impression grandiose qu'elle produisait, et le r?le de son héro?ne avait pris, à son insu, les traits et l'allure de la tragédienne à qui naturellement il incombait.
Le matin de la répétition de lecture, tandis que la pure et idéale diction de Sophie enthousiasmait ses camarades et remplissait le coeur modeste de l'auteur d'un glorieux espoir dans [*] succès futur, au coin de la place Saint-Michel et du marché aux choux, se tenait une femme pauvrement vêtue, qui cachait son visage sous le fichu passé sur sa tête. Elle semblait avoir honte, pourtant elle ne mendiait point et se serrait, inquiète, contre la muraille, en tremblant de tous ses membres, car il faisait un froid impitoyable et elle ne portait qu'une robe d'été rapiécée sous son vieux fichu.
Pourtant elle ne mendiait point. Elle n'essayait même pas de tendre la main quand un grand seigneur ou une élégante dame, confortablement emmitouflés de fourrure, passaient auprès d'elle. Aussi, personne ne la remarquait, pas même le sergent de ville qui faisait les cent pas non loin de là.
La pauvre vieille, plus morte que vive, ressemblait à une de ces statues de pierre que le pieux Moyen Age incrustait dans les murailles de ses églises en souvenir des défunts. Elle était tout aussi muette et privée de mouvement. Mais, quand les comédiens, après la répétition, sortirent par la petite porte du théatre et se répandirent sur la place, une violente commotion fit tressaillir le corps de la pauvresse. Elle soupira et sa tremblante main, raidie par le froid, serra plus fort contre son visage ravagé par l'affliction, le fichu qui le couvrait.
Les acteurs se séparèrent au milieu de la place en échangeant d'aimables saluts, et Sophie Schroeder se dirigea seule vers l'endroit où tremblait la vieille. Elle traversait le marché pour se rendre au Graben et, l'esprit tout rempli de son r?le, allait passer, comme tout le monde, si un hasard ne l'e?t arrachée à ses pensées et attiré son attention.
--Vous perdez quelque chose, lui dit une voix rauque qui semblait brisée et dont, cependant, le timbre lui parut familier.
Se retournant, elle vit la main décharnée de la vieille lui tendant le r?le qu'elle avait laissé glisser de son manchon.
Sophie Schroeder, surprise, considéra la pauvre femme.
--Qu'avez-vous? lui dit-elle de sa merveilleuse voix, vous paraissez bien pauvre et malheureuse. Pourquoi me cachez-vous votre visage comme s'il m'était connu?
La vieille femme étouffa un sanglot et voulut s'éloigner. La Schroeder, de son bras robuste, la retint et, doucement, écarta le fichu.
--Mon Dieu, balbutia-t-elle en découvrant le visage défait, c'est vous, ma chère Muller? Vous, dans cette situation? Dois-je trouver la belle artiste, aux pieds de qui se prosternaient les comtes et les princes, réduite ... à mendier!
--Je n'ai pas mendié, murmura la vieille, tandis que des larmes br?lantes coulaient le long de ses joues émaciées. Je suis seulement restée debout dans ce coin.
?C'est la première fois, j'avais si affreusement faim, mais personne ne m'a rien donné et je mourrais plut?t que de recommencer.
--Je ne veux pas que vous recommenciez, s'écria Sophie. C'est moi qui vais ...
La tragédienne ouvrit sa bourse, mais l'intérieur de cette bourse offrait un spectacle bien triste ou bien risible, comme on voudra. La grande Sophie eut de la peine à rassembler vingt kreuzer, qu'elle glissa dans la main de la vieille tout en lui montrant sa bourse vide.
--Voyez, chère Muller, je ne possède rien moi-même. Il n'en va pas autrement avec nous autres comédiens, si quelques marchands ne me faisaient crédit, je serais souvent bien embarrassée pour m'habiller. Mais cette bagatelle ne vous tire pas d'affaire.
--Mais si, mais si, murmura la comédienne en serrant la main de sa camarade.
--Non, non, il vous faut beaucoup plus. Comment ferons-nous?
Sophie se mit à réfléchir. Des badauds de tous rangs s'étaient rassemblés autour des deux femmes, car la curiosité des Viennois est notoire. Tout à coup, la Schroeder fendit le groupe. Une belle et heureuse inspiration venait d'illuminer sa physionomie d'habitude austère. Elle entra précipitamment dans une boutique de confiseur et en revint, une assiette à la main. C'est moi qui mendirai[*] pour vous, Muller, dit-elle avec ce sourire qui lui ouvrait tous les coeurs.
Effectivement, elle se pla?a à c?té de la vieille actrice et tendit l'assiette.
--Une aum?me[*] pour une malheureuse, je vous prie, la charité pour une pauvre comédienne agée.
En quelques secondes, l'assiette se couvrit de pièces d'argent et de cuivre de toutes sortes. Mais cela ne satisfit pas la quêteuse. Quand Sophie se mêlait de quelque chose, elle voulait que ce f?t bien, et elle ne se lassa pas de prier et de tendre l'assiette. Les passants, qui apercevaient la Schroeder, dans sa pelisse brune bien connue, entourée d'une foule de curieux, s'arrêtaient et se frayaient un chemin jusqu'à elle. Grands seigneurs et grandes dames jouaient des coudes
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