La Daniella, Vol. II. | Page 3

George Sand
les paysans s'entretenir ensemble à voix
haute sur leurs chars à quatre roues. C'est, chaque fois, un petit
événement pour moi, car ces chemins sont peu fréquentés, et ces bruits
rares rompent la monotonie des bruits continus de la cascade et des
girouettes.

Mais ce qui m'intéresse davantage, c'est ce qui peut arriver à mon
oreille et à ma vue du côté de la villa Taverna. La végétation est si
épaisse autour de cette résidence, que je n'en aperçois que les toits.
Aussi Daniella a-t-elle imaginé de monter à une fenêtre en mansarde
d'où je peux voir le point blanc de son fichu de tête, et distinguer le
signe qu'elle me fait à midi, en allant sonner le goûter des gens de la
maison. Elle a cassé exprès la corde pour avoir le prétexte d'aller dans
ce grenier secouer la cloche. Elle aime à pouvoir m'avertir elle-même
de l'heure de ma collation.
Quelquefois aussi, en allant et venant sons les yeux de ses ouvrières,
elle agite et frappe son tambour de basque, comme prise d'un vertige de
gaieté. Quant le vent vient du couchant, il m'apporte cet appel
amoureux qui me fait tressaillir et trembler de bonheur.
Le temps se maintient magnifique, et ce climat est délicieux au moment
où nous sommes. Pourtant, il ne faut pas se faire trop d'illusions: c'est à
peu de chose près, quant à présent, la température du centre de la
France; il y a tout au plus huit jours d'avance sur la floraison des arbres
fruitiers, et j'ai laissé la Provence plus avancée, sous ce rapport, que ne
l'est la campagne de Rome aujourd'hui. Ce qui trompe la sensation dans
ce pays-ci, c'est l'éternelle verdure des arbres à feuilles persistantes.
Dans l'immense parc que j'ai sous les yeux, tout est chênes verts, pins,
oliviers, bois et myrtes. Les âcres parfums des diverses espèces de
lauriers qui abondent à l'état d'arbres en fleur montent jusqu'à moi au
point d'être quelquefois incommodes. C'est une très-bonne senteur
d'amande amère, mais trop violente. Des milliers d'abeilles
bourdonnent au soleil. Le ciel est d'un bleu étincelant. A midi, on se
croirait en plein été; mais la mer et les montagnes amènent
incessamment des nuages superbes, qui, tout à coup, rendent l'air
très-frais. Les oiseaux ne songent pas encore à bâtir leurs nids; les
papillons de ces climats ne sont pas en avance et ne font pas leur
apparition plus tôt que chez nous. Les châtaigniers et les platanes ne
font que bourgeonner; les taillis de chênes ne songent pas encore à
dépouiller leur feuillage sec de l'année dernière. Mon oncle le curé
avait donc raison en me disant qu'à Rome les arbres ne _poussaient pas
les racines en l'air_ et que notre pays en valait bien un autre. Mais,

fût-il ici, il ne pourrait comprendre combien la physionomie du
moindre caillou diffère de celle d'un caillou de chez nous. Toute chose
a son air particulier, son expression, son accent, sa gamme pour ainsi
dire, et je me sens réellement bien loin de la France, bien absent du
milieu qui faisait comme partie de moi-même, bien voyageur, bien
surpris, bien badaud et bien intéressé par le moindre brin d'herbe que je
rencontre.
Les nuits sont excessivement froides. Heureusement, nous avons
découvert, dans certaines salles basses, des lits de charbon, provenant
de l'incendie des boiseries ou des meubles du château, lors de
l'occupation par les Autrichiens. Nous pouvons donc réchauffer nos
petites chambres du casino sans produire de fumée dans les cheminées,
et nous avons, dans l'appartement complet dont nous nous sommes
emparés, une petite cuisine avec des fourneaux où un foyer de braise,
constamment allumé sous la cendre, nous permet de puiser à toute
heure.
Tout cet appartement s'est rempli et meublé, comme par magie, des
ustensiles nécessaires à une véritable installation. Daniella trouve
moyen d'apporter tous les jours quelque chose, et moi, en furetant dans
les appartements du château, je découvre des vases brisés, des meubles
éclopés ou des débris d'objets d'art, qu'avec quelque réparation, je fais
servir au confort ou à l'ornement de notre intérieur.
Je n'ai qu'un souci en tête, c'est la crainte que cette douce existence ne
prenne fin trop vite. On n'a aucune nouvelle certaine de mon affaire. Le
capucin Cyprien, oncle de Daniella, qui va la voir tous les jours à la
villa Taverna, lui dit que l'on me cherche, et que les carabinieri (ce
sont les gendarmes du pays) s'informent de moi dans tous les environs.
On sait que, malgré l'assertion de la Mariuccia, je n'ai pas paru à Tivoli.
On a parlé de fouiller les villas, mais on y a renoncé, ce qui ferait croire
que mon mystérieux protecteur a agi. Dans tout ceci, j'ignore si la
police française a reçu avis de ce qui me concerne. Si cela est, elle me
cherche peut-être
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