La Daniella, Vol. I. | Page 2

George Sand
recevoir d'autre instruction que celle des livres
qu'il m'a plu de lire.
--Avais-tu de bons livres, au moins?
--Oui. Mon père lui ayant confié par testament sa bibliothèque pour
m'être transmise à ma majorité, j'ai pu lire quelques bons ouvrages, et,
bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s'est
avisé de se placer entre moi et ce qu'il considérait comme ma propriété.
--Comment se fait-il qu'il ne t'ait pas mis au collège?
--Élevé par mon père, qui avait résolu de m'instruire lui-même et qui
m'avait donné les seules notions d'études classiques que j'ai reçues,
j'éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut
pas même essayer de vaincre. Il disait, je m'en souviens, en me prenant
chez lui, que ce serait autant d'épargné sur mon petit avoir, et que je
serais bien aise, c'était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à
ma majorité. «D'ailleurs, ajoutait-il, puisque l'idée de mon frère était de
l'élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais bien

assez de latin pour lui enseigner ce qu'il en faut savoir.» Mon brave
oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours, et, quand
il rentrait, fatigué de ses courses, j'avoue que je ne le tourmentais pas
pour me donner des leçons. Il s'assoupissait après souper dans son
fauteuil, pendant que je lisais, à l'autre bout de la cheminée, Platon,
Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou Shakspeare, ou
encore Byron ou Goethe, sans qu'il me demandât quel livre j'avais entre
les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux à ma manière,
heureux et sans mauvaises passions, il s'est imaginé que cette absence
de vices et de travers était son ouvrage, et que n'être ni méchant, ni
importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu et aux
hommes.
--De telle sorte que tu penses n'avoir aucune grande qualité, aucune
grande faculté développée, faute d'une direction éclairée ou d'une
sollicitude assidue?
--Cela est certain, répondit le jeune garçon avec une singulière
tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais de
mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu'il s'est avisé de faire et ce qu'il a
jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si maternels pour ma
santé, ma propreté, mon bien-être; elle et lui ont si bien assuré le
charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins; une telle
habitude de silence, d'ordre et de douceur régnait autour de moi lorsque
mon oncle s'absentait pour les soins de son ministère, qu'il n'aurait pas
eu de motifs pour s'inquiéter de moi. Chaque jour, songeant au triple
dépôt qui lui était confié, ma vie, mon âme et ma bourse, il me faisait
trois questions: «Tu n'es pas malade? Tu ne perds pas ton temps? Tu
n'as pas besoin de quelque argent?» Et, comme je répondais
invariablement _non_, à ces trois interrogations, il s'endormait
tranquille.
--Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout à l'heure tu
avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre
toi-même.
--Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N'ayant été
poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand'chose, et, si
je me suis permis de vous parler de moi, c'est qu'il faut bien que je
m'excuse de la visite que j'ai osé vous faire.
--Ta visite m'est agréable, ton nom m'est cher, et tu m'intéresses par

toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et
tes idées.
--C'est qu'il n'y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un
sourire plutôt enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul et
insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commençais à me
lasser de mon bonheur et à reconnaître que je n'y avais aucun droit;
voilà pourquoi, dès que l'heure de ma majorité a sonné, j'ai demandé à
mon oncle la permission d'aller voir Paris, et, lui faisant part de mes
projets, j'ai obtenu son assentiment.
--Et quels sont tes projets? Peut-on t'aider à les réaliser?
--Je l'ignore. Je ne sais si l'on peut être utile à ceux qui ne sont bons à
rien; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas, vous pouvez
me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je possède assez
de choux pour en vivre.
--Pourquoi par malheur?
--Parce que j'ai hérité de la part de ma pauvre petite soeur, et que me
voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille francs.
En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna, et je
crus voir qu'il cachait une grosse larme venue tout à coup au souvenir
de sa jeune soeur.
--Tu l'aimais beaucoup? lui dis-je.
--Plus que tout
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