La Cité Antique | Page 4

Fustel de Coulanges
avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et on lui donne Polyxène. [4]
Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son ame. Sans doute cette ame avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la Colchide. [5]
De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que l'ame f?t fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, f?t recouvert de terre. L'ame qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fant?me, sans jamais s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bient?t malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la sépulture l'ame était misérable, et que par la sépulture elle devenait à jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du mort. [6]
Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps f?t mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une ame qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre f?t accomplie, il en résulta que son ame fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans eux les ames étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les ames et de les faire sortir momentanément du sépulcre.
On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des philosophes, distinguaient nettement l'ame du corps, et comme ils ne croyaient pas que le sort de l'une f?t attaché au sort de l'autre, il leur semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'ames. Les parents des morts, pensant au long supplice que ces ames allaient souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient réclamé vengeance.
Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un chatiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi l'ame elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.
Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les ames, loin de leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la vie.
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