elle le suivait comme un chien, tantôt elle prenait les 
devants au galop, comme si elle eût voulu fuir bien loin, puis elle 
s'arrêtait pour attendre son ami. Elle jouait avec les chevreaux et 
respectait les nourrices, mais elle n'avait pas encore voulu des embarras 
de la maternité. Cette position exceptionnelle dans une société où tout 
le monde avait des devoirs à remplir n'eût pas convenu à tous les 
chevriers de la montagne. C'était par une permission particulière du 
maître que Gheta n'était pas sollicitée de renoncer à un état contraire 
aux intérêts de la maison. Touchée sans doute de l'indulgence de Cicio, 
qui ne voulait pas contraindre ses inclinations, elle payait en gentillesse 
et en gaîté, l'écot plus sérieux et plus utile que fournissaient les autres 
chèvres; aussi apprenait-elle à faire de jolis tours, comme de se dresser 
sur ses pieds de derrière, ou de sauter par dessus un bâton. Personne ne 
lui enviait sa position de favorite, tant il y avait de sagesse dans le 
troupeau. Cicio avait des faiblesses marquées pour Gheta. Il cueillait 
pour elle les feuilles de vigne les plus vertes, et lui peignait la crinière 
avec plus de soin qu'il n'en mettait à se coiffer lui-même. Peut-être cette 
tendresse réciproque était-elle cause à la fois de l'indifférence du petit 
chevrier pour les agaceries des jeunes filles, et de l'éloignement de 
Gheta pour le mariage; car le coeur n'est jamais plus en sûreté contre le 
trouble des passions que lorsqu'il trouve dans un sentiment doux et pur 
une occupation suffisante. 
Un jour de printemps, Cicio descendait de la montagne pour aller 
vendre son lait, et saluait le soleil levant à la façon des oiseaux, en 
chantant à plein gosier. La pluie avait changé en torrents les ruisseaux 
qui se jettent dans l'Anapo. Un bourgeois de Syracuse, qui revenait de 
la campagne sur son âne, se trouva pris dans l'un de ces ruisseaux 
débordés, et sans pouvoir ni avancer ni reculer. Avec l'entêtement et la 
patience qui caractérisent son espèce, l'âne, immobile au milieu de l'eau, 
recevait les coups sans broncher, bien décidé à attendre que le torrent se 
fût retiré. Le bourgeois ayant brisé sa baguette sur le cou de la bête, ne 
savait plus quel parti prendre, lorsqu'il aperçut au loin notre chevrier, 
suivi de son petit troupeau. Cicio, entendant des cris de détresse, 
accourut au secours du voyageur malheureux. Il releva son pantalon
au-dessus des genoux et vint prendre l'âne par la bride pour l'obliger à 
passer le torrent, après quoi le signor et le chevrier se mirent à causer 
ensemble tout en cheminant. 
Mast'-André, c'était le nom du bourgeois, exerçait à Syracuse la 
profession de notaire. Sa charge lui rapportait par année quatre mille 
tari, c'est-à-dire dix-huit cents livres; aussi avait-il maison de ville, 
maison de campagne, et boutique dans la rue Maestranza. Il avait en 
outre deux servantes à ses gages, deux clercs mal payés, plus un âne en 
toute propriété. D'ailleurs, au large chapeau de paille qui couvrait son 
énorme tête, à son ventre proéminent, qui sortait de son manteau, à ses 
jambes courtes, à ses souliers de castor, à son air majestueux, on le 
reconnaissait à cinquante pas de distance pour un homme riche et bien 
nourri. 
--Puisque la Madone, disait Cicio, m'a procuré l'honneur de servir votre 
seigneurie, ce ne doit pas être sans dessein. Votre seigneurie a 
certainement une femme et des enfants, et l'on voit bien qu'elle est un 
heureux père. 
--Je suis un heureux père, en effet, répondit Mast'-André, car ma fille 
est la plus belle et la plus sage créature qui ait jamais porté le nom 
d'Angélica; mais pour le reste tu as deviné tout de travers, puisque ma 
femme est morte. 
--C'est un grand malheur. Votre seigneurie a dû éprouver beaucoup de 
chagrin de cette mort, et la belle Angélica aura versé bien des larmes. 
Le chagrin et les larmes font du mal. Il faut boire du lait de chèvre, 
excellence. 
--Si je le voulais, je pourrais boire du lait de chèvre et même du vin; 
mais le matin j'ai l'habitude de prendre du café, avant d'entrer dans ma 
boutique où m'attendent mes clercs. 
--Votre seigneurie doit avoir un bel état? 
--Le premier de tous: je suis notaire.
--Excusez mon ignorance; je ne sais ce que c'est. 
--Un notaire est un officier public, qui dresse les contrats de mariage ou 
de vente, et prête son ministère à certaines transactions entre les 
particuliers; quant à ton ignorance, c'est un effet de ton peu d'éducation. 
--Et de ma naissance obscure, seigneur notaire. Cependant, ma vieille 
mère m'a raconté bien des choses. Elle m'a dit que, du temps du roi 
Hiéron, il existait un million et demi d'habitants à Syracuse, où l'on en 
compte à peine quinze mille aujourd'hui. Je sais encore que, dans ce 
vaste chaos de    
    
		
	
	
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