LArgent | Page 2

Emile Zola
le dernier automne sur le marché, qu'il avait déjà vu à l'oeuvre comme prête-nom dans un désastre de banque, et qui peu à peu conquérait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grace infatigable, même pour les plus tarés.
Un gar?on était debout devant Saccard.
?Qu'est-ce que monsieur prend?
--Ah! oui.... Ce que vous voudrez, une c?telette, des asperges.?
Puis, il rappela le gar?on.
?Vous êtes s?r que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti?
--Oh! absolument s?r!?
Ainsi, il en était là, après la débacle qui, en octobre, l'avait forcé une fois de plus à liquider sa situation, à vendre son h?tel du parc Monceau, pour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaient, son entrée dans un restaurant, où il avait régné, ne faisait plus tourner toutes les têtes, tendre toutes les mains. Il était beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière affaire de terrains, scandaleuse et désastreuse, dont il n'avait guère sauvé que sa peau. Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être là, dès onze heures, pour lui rendre compte de la démarche dont il s'était chargé près de son frère Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspérait surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature du grand homme, n'était qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, était-ce possible qu'il l'abandonnat ainsi? Jamais il ne s'était montré bon frère. Qu'il se f?t faché après la catastrophe, qu'il e?t rompu ouvertement pour n'être point compromis lui-même, cela s'expliquait; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas d? lui venir secrètement en aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprême coup d'épaule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colère qui l'emporterait? Il n'avait qu'un mot à dire, il le remettrait debout, avec tout ce lache et grand Paris sous les talons.
?Quel vin désire monsieur? demanda le sommelier.
--Votre bordeaux ordinaire.?
Saccard, qui laissait refroidir sa c?telette, absorbé, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C'était Massias, un gros gar?on rougeaud, un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote à la main. Il fut ulcéré de le voir filer devant lui, sans s'arrêter, pour aller tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraits, engagés dans une discussion, ceux-ci y jetèrent à peine un coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre à donner, ce serait pour une autre fois, Massias, n'osant s'attaquer au célèbre Amadieu, penché au-dessus d'une salade de homard, en train de causer à voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'étudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiers, à chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'échangeaient de loin, toute une passion d'affaires montait, à mesure que s'avan?ait l'heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu à peu, les voitures et les piétons affluer; tandis que, sur les marches de la Bourse, éclatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient déjà, un à un.
?Je vous répète, dit Moser de sa voix désolée, que ces élections complémentaires du 20 mars sont un sympt?me des plus inquiétants... Enfin, c'est aujourd'hui Paris tout entier acquis à l'opposition.?
Mais Pillerault haussait les épaules. Carnot et Garnier-Pagés de plus sur les bancs de la gauche, qu'est-ce que ?a pouvait faire?
?C'est comme la question des duchés, reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications.... Certainement! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre à la Prusse, pour l'empêcher de s'engraisser aux dépens du Danemark; seulement, il y avait des moyens d'action.... Oui, oui, lorsque les gros se mettent à manger les petits, on ne sait jamais où ?a s'arrête.... Et, quant au Mexique...?
Pillerault, qui était dans un de ses jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un éclat de rire:
?Ah! non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique.... Le Mexique, ce sera la page glorieuse du règne.... Où diable prenez-vous que l'empire soit malade? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert plus de quinze fois? Un succès écrasant!... Tenez! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de décider.
--Je vous dis que tout va mal! affirma désespérément Moser.
--Eh! fichez-nous la paix, tout va bien!?
Salmon les regardait l'un après l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés, ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, était par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant
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