LArchipel en feu | Page 9

Jules Verne
les terribles événements qui

ensanglantaient alors la Grèce, peut-être le nom d'Andronika était-il
arrivé jusqu'à lui -- nom qui aurait dû pénétrer comme un remords dans
sa conscience, si sa conscience n'eût été impénétrable.
Et cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait relâché au port de
Vitylo, ce n'était pas uniquement pour renforcer de dix hommes
l'équipage de la sacolève. Un désir -- plus qu'un désir -- un impérieux
instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien compte, l'y avait poussé.
Il s'était senti pris du besoin de revoir, une dernière fois sans doute, la
maison paternelle, de toucher encore du pied ce sol sur lequel s'étaient
exercés ses premiers pas, de respirer l'air enfermé entre ces murs où
s'était exhalée sa première haleine, où il avait bégayé les premiers mots
de l'enfant. Oui! voilà pourquoi il venait de remonter les rudes sentiers
de cette falaise, pourquoi il se trouvait, à cette heure, devant la barrière
du petit enclos.
Là, il eut comme un mouvement d'hésitation. Il n'est de coeur si
endurci, qui ne se serre en présence de certains retours du passé. On
n'est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place où vous a
bercé la main d'une mère. Les fibres de l'être ne peuvent s'user à ce
point que pas une seule ne vibre encore, lorsqu'un de ces souvenirs la
touche.
Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le seuil de la maison
abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte à l'intérieur
qu'à l'extérieur.
«Entrons!... Oui!... entrons!»
Ce furent les premiers mots que prononça Nicolas Starkos. Encore ne
fit-il que les murmurer, comme s'il eût eu la crainte d'être entendu et
d'évoquer quelque apparition du passé.
Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile! La barrière était disjointe,
les montants gisaient sur le sol. Il n'y avait même pas une porte à ouvrir,
un barreau à repousser.
Nicolas Starkos entra. Il s'arrêta devant l'habitation, dont les auvents, à

demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qu'à des bouts de ferrures
rouillées et rongées.
À ce moment, une hulotte fit entendre un cri et s'envola d'une touffe de
lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.
Là, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bien résolu, cependant, à
revoir jusqu'à la dernière chambre de l'habitation. Mais il fut
sourdement fâché de ce qui se passait en lui, d'éprouver comme une
sorte de remords. S'il se sentait ému, il se sentait irrité aussi. Il semblait
que de ce toit paternel, allait s'échapper comme une protestation contre
lui, comme une malédiction dernière!
Aussi, avant de pénétrer dans cette maison, il voulut en faire le tour. La
nuit était sombre. Personne ne le voyait, et «il ne se voyait pas
lui-même!» En plein jour, peut-être ne fût-il pas venu! En pleine nuit, il
se sentait plus d'audace à braver ses souvenirs.
Le voilà donc, marchant d'un pas furtif, pareil à un malfaiteur qui
chercherait à reconnaître les abords d'une habitation dans laquelle il va
porter la ruine, longeant les murs lézardés aux angles, tournant les coins
dont l'arête effritée disparaissait sous les mousses, tâtant de la main ces
pierres ébranlées, comme pour voir s'il restait encore un peu de vie
dans ce cadavre de maison, écoutant, enfin, si le coeur lui battait encore!
Par derrière, l'enclos était plus obscur. Les obliques lueurs du croissant
lunaire, qui disparaissait alors, n'auraient pu y arriver.
Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre demeure gardait
une sorte de silence inquiétant. On l'eût dite hantée ou visionnée. Il
revint vers la façade orientée à l'ouest. Puis, il s'approcha de la porte,
pour la repousser si elle ne tenait que par un loquet, pour la forcer si le
pêne s'engageait encore dans la gâche de la serrure.
Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit «rouge» comme on dit,
mais rouge de feu. Cette maison, qu'il voulait visiter encore une fois, il
n'osait plus y entrer. Il lui semblait que son père, sa mère, allaient
apparaître sur le seuil, les bras étendus, le maudissant, lui, le mauvais
fils, le mauvais citoyen, traître à la famille, traître à la patrie!

À ce moment, la porte s'ouvrit avec lenteur. Une femme parut sur le
seuil. Elle était vêtue du costume maniote -- un jupon de cotonnade
noire à petite bordure rouge, une camisole de couleur sombre, serrée à
la taille, sur sa tête un large bonnet brunâtre, enroulé d'un foulard aux
couleurs du drapeau grec.
Cette femme avait une figure énergique, avec de grands yeux noirs
d'une vivacité un peu sauvage, un teint hâlé comme celui des pêcheuses
du littoral. Sa taille était haute, droite, bien qu'elle fût âgée de plus de
soixante ans.
C'était Andronika Starkos. La mère et le fils, séparés depuis si
longtemps de corps et d'âme, se trouvaient
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