Kakovonni, et 
les Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe que termine le cap 
Matapan, se trouvaient à l'aise pour opérer. En mer, ils attaquaient les 
navires. À terre, ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils les 
pillaient et les brûlaient. Que leurs équipages fussent turcs, maltais, 
égyptiens, grecs même, peu importait: ils étaient impitoyablement 
massacrés ou vendus comme esclaves sur les côtes barbaresques. La 
besogne venait-elle à chômer, les caboteurs se faisaient-ils rares dans 
les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marathon, au large de 
Cérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le Dieu 
des tempêtes, afin qu'il daignât mettre au plein quelque bâtiment de fort 
tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à 
ces prières, pour le plus grand profit de leurs fidèles. 
Or, depuis quelques semaines, le pillage n'avait pas donné. Aucun
bâtiment n'était venu atterrir sur les rivages du Magne. Aussi, fut-ce 
comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé échapper ces 
mots, entrecoupés de halètements asthmatiques: 
«Navire en vue!» 
Presque aussitôt se firent entendre les battements sourds de la simandre, 
sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans ces provinces, où 
les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de métal. Mais ces 
lugubres complaintes suffisaient à rassembler une population avide, 
hommes, femmes, enfants, chiens féroces et redoutés, tous également 
propres au pillage et au massacre. 
Cependant les Vityliens, réunis sur le haut rocher, discutaient à grands 
cris. Qu'était ce bâtiment signalé par le caloyer? 
Avec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchissait à la tombée de la nuit, 
ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pouvait même se faire 
qu'il enlevât le cap Matapan à la bordée. D'après sa direction, il 
semblait venir des parages de la Crète. Sa coque commençait à se 
montrer au-dessus du sillage blanc qu'il laissait après lui; mais 
l'ensemble de ses voiles ne formait encore qu'une masse confuse à l'oeil. 
Il était donc difficile de reconnaître à quel genre de bâtiment il 
appartenait. De là, des propos qui se contredisaient d'une minute à 
l'autre. 
«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je viens de voir les voiles 
carrées de son mât de misaine! 
-- Eh non! répondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arrière 
relevé et le renflement de son étrave! 
-- Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvoir les distinguer l'un de 
l'autre à pareille distance? 
-- Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées? fit observer un 
autre marin, qui s'était fait une longue-vue de ses deux mains à demi 
fermées.
-- Que Dieu nous vienne en aide! répondit le vieux Gozzo. Polacre, 
chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent trois 
mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages avec une bonne 
cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de Smyrne!» 
Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement encore. 
Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais, précisément 
parce qu'il serrait le vent de très près, on ne pouvait l'apercevoir par le 
travers. Il eût donc été malaisé de dire s'il portait deux ou trois mâts, 
c'est-à-dire si l'on pouvait espérer que son tonnage fût ou non 
considérable. 
«Eh! la misère est pour nous et le diable s'en mêle! dit Gozzo, en 
lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses 
phrases. Nous n'aurons là qu'une felouque... 
-- Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, non moins désappointé 
que ses ouailles. 
Si des cris de désappointement accueillirent ces deux observations, il 
est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà 
estimer qu'il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt tonneaux. 
Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle 
était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui 
sont chargés de vin précieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans 
ce cas, ils valent la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une 
mince besogne! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les 
anciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à ce 
bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa faveur. 
Cependant, le soleil commençait à disparaître derrière l'horizon dans 
l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d'octobre devait laisser 
assez de lumière, pendant une heure encore, pour que ce navire pût être 
reconnu avant la nuit close. D'ailleurs, après avoir doublé le cap 
Matapan, il venait d'arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir l'entrée 
du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au regard des 
observateurs.
Aussi, ce mot: sacolève! s'échappa-t-il, un instant après, de la bouche 
du vieux Gozzo. 
«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, dont le désappointement 
se traduisit par une bordée de    
    
		
	
	
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