n'avions plus ni 
chapeaux, ni bonnets sur nos têtes, ni chaussures à nos pieds, ni 
couteaux dans nos poches. Elles sont malignes, allez! Elles ont l'air de 
se sauver, mais, sans vous toucher, elles vous font perdre tout ce
qu'elles peuvent et en profitent, car on ne le retrouve jamais. Si j'étais 
de vous, je ferais assécher tout ce marécage. Votre pré en vaudra mieux 
et les demoiselles auraient bientôt délogé; car il est à la connaissance de 
tout homme de bon sens qu'elles n'aiment point le sec et qu'elles 
s'envolent de mare en mare et d'étang en étang, à mesure qu'on leur ôte 
le brouillard dont elles se nourrissent. 
--Mon ami Luneau, répondit M. de La Selle, dessécher le marécage 
serait, à coup sûr, une bonne affaire pour le pré. Mais, outre qu'il y 
faudrait les six cents livres que j'ai perdues, j'y regarderais encore à 
deux fois avant de déloger les demoiselles. Ce n'est pas que j'y croie 
précisément, ne les ayant jamais vues, non plus qu'aucun autre farfadet 
de même étoffe; mais mon père y croyait un peu, et ma grand-mère y 
croyait tout à fait. Quand on en parlait, mon père disait: «Laissez les 
demoiselles tranquilles; elles n'ont jamais fait de mal à moi ni à 
personne.» et ma grand-mère disait: «Ne tourmentez et ne conjurez 
jamais les demoiselles; leur présence est un bien dans une terre, et leur 
protection est un porte-bonheur pour une famille.» 
--Pas moins, reprit le grand Luneau en hochant la tête, elles ne vous ont 
point garé des voleurs! 
Environ dix ans après cette aventure, M. de La Selle revenait de la 
même foire de la Berthenoux, rapportant sur la même jument grise, 
devenue bien vieille, mais trottant encore sans broncher, une somme 
équivalente à celle qui lui avait été si singulièrement dérobée. Cette fois, 
il était seul, le grand Luneau étant mort depuis quelques mois; et notre 
gentilhomme ne dormait pas à cheval, ayant abjuré et définitivement 
perdu cette fâcheuse habitude. 
Lorsqu'il fut à la lisière du bois, le long de la Gâgne-aux-Demoiselles, 
qui est située au bas d'un talus assez élevé et tout couvert de buissons, 
de vieux arbres et de grandes herbes sauvages, M. de La Selle fut pris 
de tristesse en se rappelant son pauvre métayer, qui lui faisait bien faute, 
quoique son fils Jacques, grand et mince comme lui, comme lui fin et 
avisé, parût faire son possible pour le remplacer. Mais on ne remplace 
pas les vieux amis, et M. de La Selle se faisait vieux lui-même.
Il eut des idées noires; mais sa bonne conscience les eut bientôt 
dissipées, et il se mit à siffler un air de chasse, en se disant que, de sa 
vie et de sa mort, il en serait ce que Dieu voudrait. 
Comme il était à peu près au milieu de la longueur du marécage, il fut 
surpris de voir une forme blanche, que jusque-là il avait prise pour un 
flocon de ces vapeurs dont se couvrent les eaux dormantes, changer de 
place, puis bondir et s'envoler en se déchirant à travers les branches. 
Une seconde forme plus solide sortit des joncs et suivit la première en 
s'allongeant comme une toile flottante; puis une troisième, puis une 
autre et encore une autre; et, à mesure qu'elles passaient devant 
Monsieur de La Selle, elles devenaient si visiblement des personnages 
énormes, vêtus de longues jupes, pâles, avec des cheveux blanchâtres 
traînant plutôt que voltigeant derrière elles, qu'il ne put s'ôter de l'esprit 
que c'étaient là les fantômes dont on lui avait parlé dans son enfance. 
Alors, oubliant que sa grand-mère lui avait recommandé, s'il les 
rencontrait jamais, de faire comme s'il ne les voyait pas, il se mit à les 
saluer, en homme bien appris qu'il était. Il les salua toutes, et quand ce 
vint à la septième, qui était la plus grande et la plus apparente, il ne put 
s'empêcher de lui dire: _Demoiselle, je suis votre serviteur_. 
Il n'eut pas plutôt lâché cette parole, que la grande demoiselle se trouva 
en croupe derrière lui, l'enlaçant de deux bras froids comme l'aube, et 
que la vieille grise, épouvantée, prit le galop, emportant M. de La Selle 
à travers le marécage. 
Bien que fort surpris, le bon gentilhomme ne perdit point la tête. «Par 
l'âme de mon père, pensa-t-il, je n'ai jamais fait de mal, et nul esprit ne 
peut m'en faire,» Il soutint sa monture et la força de se dépêtrer de la 
boue où elle se débattait, tandis que la grand'demoiselle paraissait 
essayer de la retenir et de l'envaser. 
M. de La Selle avait des pistolets dans ses fontes, et l'idée lui vint de 
s'en servir; mais, jugeant qu'il avait affaire à un être surnaturel et se 
rappelant d'ailleurs que ses parents lui avaient recommandé de ne point 
offenser les demoiselles    
    
		
	
	
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