Mitten secoua la tête négativement. 
«A cela, il n'y a qu'un empêchement, dit-il. 
--Lequel? demanda Bruno. 
--C'est que j'ai quitté Constantinople, à peu près sans argent, et que 
maintenant, ma bourse est vide! 
--Ne pouvez-vous, mon maître, faire venir une somme suffisante de la 
banque de Constantinople? 
--Non, Bruno, c'est impossible! Le dépôt de ce que je possède à 
Rotterdam ne peut pas être déjà fait.... 
--En sorte que pour avoir l'argent nécessaire à notre retour?... demanda 
Bruno. 
--Il faut de toute nécessité que je m'adresse à mon ami Kéraban!» 
répondit Van Mitten. 
Voilà qui n'était pas pour rassurer Bruno. Si son maître revoyait le 
seigneur Kéraban, s'il lui faisait part de son projet, il y aurait discussion, 
et Van Mitten ne serait pas le plus fort. Mais comment faire? S'adresser 
directement au jeune Ahmet? Non! ce serait inutile! Ahmet ne prendrait 
jamais sur lui de fournir à Van Mitten les moyens d'abandonner son 
oncle! Donc il n y fallait point songer. 
Enfin, voici ce qui fut décidé entre le maître et le serviteur, après un 
long débat. On quitterait Poti en compagnie d'Ahmet, on irait rejoindre 
le seigneur Kéraban à la frontière turco-russe. Là, Van Mitten, sous 
prétexte de santé, en prévision des fatigues à venir, déclarerait qu'il lui 
serait impossible de continuer un pareil voyage. Dans ces conditions, 
son ami Kéraban ne pourrait pas insister, et ne se refuserait pas à lui 
donner l'argent nécessaire pour qu'il pût revenir par mer à 
Constantinople. 
«N'importe! pensa Bruno, une conversation à ce sujet entre mon maître 
et le seigneur Kéraban, cela ne laisse pas d'être grave.» 
Tous deux revinrent à l'hôtel, où les attendait Ahmet. Ils ne lui dirent 
rien de leurs projets que celui-ci eût sans doute combattus. On soupa,
on dormit. Van Mitten rêva que Kéraban le hachait menu comme chair 
à pâté. On se réveilla de grand matin, et l'on trouva à la porte quatre 
chevaux prêts à «dévorer l'espace». 
Une chose curieuse à voir, ce fut la mine de Bruno, lorsqu'il fut mis en 
demeure d'enfourcher sa monture. Nouveaux griefs à porter au compte 
du seigneur Kéraban. Mais il n'y avait pas d'autre moyen de voyager. 
Bruno dut donc obéir. Heureusement, son cheval était un vieux bidet, 
incapable de s'emballer, et dont il serait facile d'avoir raison. Les deux 
chevaux de Van Mitten et de Nizib n'étaient pas non plus pour les 
inquiéter. Seul, Ahmet avait un assez fringant animal; mais, bon 
cavalier, il ne devait avoir d'autre souci que de modérer sa vitesse, afin 
de ne point distancer ses compagnons de route. 
On quitta Poti à cinq heures du matin. A huit heures, un premier 
déjeuner était pris dans le bourg de Nikolaja, après une traite de vingt 
verstes, un second déjeuner à Kintryachi, quinze verstes plus loin, vers 
onze heures,--et, vers deux heures après midi, Ahmet, après une 
nouvelle étape de vingt autres verstes, faisait halte à Batoum, dans cette 
partie du Lazistan septentrional qui appartient à l'empire moscovite. 
Ce port était autrefois un port turc, très heureusement situé à 
l'embouchure du Tchorock, qui est le Bathys des anciens. Il est fâcheux 
que la Turquie l'ait perdu, car ce port, vaste, pourvu d'un bon ancrage, 
peut recevoir un grand nombre de bâtiments, même des navires d'un 
fort tirant d'eau. Quant à la ville, c'est simplement un important bazar, 
construit en bois, que traverse une rue principale. Mais la main de la 
Russie s'allonge démesurément sur les régions transcaucasiennes, et 
elle a saisi Batoum comme elle saisira plus tard les dernières limites du 
Lazistan. 
Là, Ahmet n'était donc pas encore chez lui, comme il y eût été quelques 
années auparavant. Il lui fallut dépasser Günièh, à l'embouchure du 
Tchorock, et, à vingt verstes de Batoum, la bourgade de Makrialos, 
pour atteindre la frontière, dix verstes plus loin. 
En cet endroit, au bord de la route, un homme attendait sous l'oeil peu 
paternel d'un détachement de Cosaques, les deux pieds posés sur la 
limite du sol ottoman, dans un état de fureur plus facile à comprendre 
qu'à décrire. 
C'était le seigneur Kéraban. Il était six heures du soir, et depuis le 
minuit de la veille,--instant précis où il avait été rendu à la liberté en
dehors du territoire russe,--le seigneur Kéraban ne décolérait pas. 
Une assez pauvre cabane, bâtie au flanc de la route, misérablement 
habitée, mal couverte, mal close, encore plus mal fournie de vivres, lui 
avait servi d'abri ou plutôt de refuge. 
Une demi-verste avant d'y arriver, Ahmet et Van Mitten, ayant aperçu, 
l'un son oncle, l'autre son ami, avaient pressé leurs chevaux, et ils 
mirent pied à terre à quelques pas de lui. 
Le seigneur Kéraban, allant, venant, gesticulant, se parlant à lui-même 
ou plutôt se disputant avec lui-même, puisque personne n'était là pour 
lui tenir tête, ne semblait pas avoir aperçu ses compagnons. 
«Mon    
    
		
	
	
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