Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 3

Edmond de Goncourt
traversé par des choses... je ne puis rien inventer... Déjà toute ma
famille y a passé... Je ne peux plus aller dans le Midi...»
* * * * *
Lundi 28 janvier.--La femme, l'amour: c'est toujours la conversation
d'une réunion d'intelligences, en train de boire et de manger.
La conversation est d'abord polissonne, et Tourguéneff nous écoute
avec l'étonnement un peu médusé d'un barbare, qui ne fait l'amour que
très naturellement.
Comme on lui demande la sensation d'amour la plus vive, qu'il ait
éprouvée dans sa vie, il cherche quelque temps; puis il dit:
«J'étais tout jeunet, j'étais vierge, avec les désirs qu'on a, lors de ses
quinze ans. Il y avait, chez ma mère, une femme de chambre jolie,
ayant l'air bête, mais vous savez, il y a quelques figures, où l'air bête
met une grandeur. C'était par un jour humide, mou, pluvieux, un de ces
jours érotiques, que vient de peindre Daudet. Le crépuscule
commençait à tomber. Je me promenais dans le jardin. Je vois tout à
coup cette fille venir droit à moi et me prendre--j'étais son maître et là,
elle, c'était une esclave--me prendre par les cheveux de la nuque, en me
disant: «Viens!»
«Ce qui suit, est une sensation semblable à toutes les sensations que
nous avons éprouvées. Mais ce doux empoignement de mes cheveux,
avec ce seul mot, quelquefois cela me revient, et d'y penser, ça me rend
tout heureux.»
Puis on cause de l'état d'âme après la satisfaction amoureuse. Les uns
parlent de tristesse, d'autres de soulagement. Flaubert déclare qu'il
danserait devant sa glace. «Moi, c'est singulier, dit Tourguéneff, après,
seulement après, je rentre en rapport avec les choses qui m'entourent...
Les choses reprennent la réalité qu'elles n'avaient point, un moment
avant... Je me sens moi... et la table qui est là, redevient une table... Oui,
les relations entre mon individu et la nature se renouent, se rétablissent,
recommencent.»

* * * * *
Mercredi 6 février.--Flaubert, parlant de l'engouement de tout le monde
impérial, à Fontainebleau, pour la Lanterne de Rochefort, racontait un
mot de Feuillet. Après avoir vu un chacun, porteur du pamphlet, et
apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie,
en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette,
Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet: «Est-ce que vraiment vous
trouvez du talent à Rochefort?» Le romancier de l'Impératrice, après
avoir regardé à gauche, à droite, répondit: «Moi, je le trouve très
médiocre, mais je serais désolé qu'on m'entendît, on me croirait jaloux
de lui!»
* * * * *
--------La femme de Zola, assez souffrante cette année, tire de sa
maladie une beauté rare, faite de la douceur de deux yeux très noirs,
dans la pâleur comme éclairée d'un visage.
--------Etudiant quelques jeunes ménages bonapartistes, je me prends à
douter de la restauration de l'Empire; je les trouve, ces ménages, trop
coureurs de plaisirs, trop jouisseurs, trop portés à la rigolade. Malgré
tous leurs enthousiasmes, leur fanatisme, leur idolâtrie, je ne trouve pas
au fond d'eux, le deuil des défaites, qui seul peut, selon moi, assurer le
retour des partis vaincus.
* * * * *
Mardi 12 février.--On parlait, ce soir, de la finesse de
Victor-Emmanuel; le général X... s'écrie: «Fin, pas si fin que cela, mais
le plus grand hâbleur de l'Italie, un vrai Gascon!... J'étais auprès de lui,
lors de l'envahissement de l'État romain. Il se plaignait de n'être pas
obéi, et il disait que Ricasoli, qu'il avait mandé, se refusait à venir, sous
le prétexte d'un mal de pied, et que Cialdini voulait aller en avant...
Comme je l'interrompais, lui disant qu'il n'avait qu'à donner des ordres.
«Des ordres, des ordres, mais chez vous sont-ils obéis les ordres?»...
Tenez, que je vous raconte une anecdote. Vers la fin de votre campagne
d'Italie, votre manchot (Baraguay d'Hilliers) vint me trouver, et me dit:

«Je me fous de l'Italie, je me fous de la France, je me fous de vous, et je
vais prendre les eaux, dont j'ai besoin!»
* * * * *
Lundi 18 février.--L'histoire est le plus grand bréviaire de
découragement: on n'y rencontre que des coquins ou d'honnêtes
imbéciles.
* * * * *
Vendredi 22 février.--Bardoux, à la table des Charpentier, racontait un
curieux dîner fait chez Axenfeld.
On s'était un peu grisé, et l'ivresse de tous s'entretenait de l'incertitude
de la mort qui attendait chacun. Axenfeld déjà souffrant, d'abord
silencieux, se levant tout à coup et dominant les paroles
tumultueusement confuses: «Moi, s'écriait-il, je mourrai du
cerveau»,--et il se mettait à raconter sa mort, telle qu'elle arriva. Se
tournant vers son voisin de droite, et le regardant avec l'oeil perçant et
profond des grands diagnostiqueurs, il lui disait: «Toi, tu mourras de ça,
et comme ça,» lui détaillant longuement et presque méchamment, les
souffrances
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