Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
est le bondissement mêlé au jappement d'un chien, de la race des chiens de conducteur de diligence, baptisé Paturot par le curé.
Là dedans, tombe gras et fleuri, le sénateur Maupas, en jaquette à petites raies bleues, culotté de blanc, guêtré de ventre de biche, un vrai sénateur d'opéra-comique, qui a l'amabilité de pacotille des gens officiels de tous les gouvernements.
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_14 juillet_.--J'ai mis en vente la maison où il est mort, et dans laquelle je ne veux pas rentrer. Aujourd'hui j'ai re?u de très convenables propositions de location pour six ans. Eh bien! c'est illogique et déraisonnable, ces propositions me jettent dans une profonde tristesse. Oui, cette maison, où j'ai tant souffert, j'y suis attaché par un lien que je ne soup?onnais pas.
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_18 juillet_.--Je ne suis pas malade, mais mon corps ne veut ni marcher ni agir, il a horreur de tout mouvement, et serait heureux d'une immobilité de fakir; avec cela, j'éprouve à l'état continu, au creux de l'estomac, ce sentiment nerveux du vide que donnent les profondes émotions, et que fait plus douloureux encore l'anxiété de cette grande guerre qui va s'ouvrir.
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_Samedi 23 juillet_.--Je voudrais rêver de lui; ma pensée, toute la journée occupée de lui, l'espère la nuit, appelle, sollicite sa douce résurrection dans la trompeuse réalité du songe. Mais, j'ai beau l'évoquer, les nuits sont vides de lui, de son souvenir, de son image.
Je n'ai de coeur à rien, de courage à rien. Mon jeune cousin Labille, que dans son enfance sa destination à la marine a fait familièrement appeler Marin, voulait m'entra?ner avec lui à la frontière; j'ai hésité... J'ai pu louer ma maison, je ne me suis pas décidé... La force qui fait prendre une résolution, je ne l'ai plus.
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_27 juillet_.--J'ai rêvé cette nuit de Jules, pour la première fois. Il était comme je le suis, en grand deuil de lui--et il était avec moi. Nous marchions dans une rue, ayant une vague ressemblance avec la rue Richelieu, et j'avais le sentiment que nous portions une pièce chez un directeur de théatre quelconque. En chemin, nous rencontrions des amis, parmi lesquels se trouvait Théophile Gautier. Le premier mouvement des uns et des autres était de venir me faire un compliment de condoléance, tout à coup interrompu par la vue inattendue de mon frère, qui, selon son habitude, marchait dans mon rêve, derrière moi... Et j'étais dans un doute déchirant, entre la certitude de sa vie, affirmée par sa présence à c?té de moi, et la certitude de sa mort, que me rappelait, dans le moment, le souvenir très net de lettres de faire part de son décès, encore étalées sur le billard.
Il est ici une ruelle qui n'a pas plus de deux pieds de largeur. Dans cette ruelle se rencontre une mauvaise petite maison. Cette maison a une fenêtre sans rideaux, où, à travers la vitre, on voit une tête d'Antinoüs en platre, et un chandelier représentant un gendarme en carton-pierre colorié, avec une chandelle fichée dans la tête.
Sur la porte un morceau de papier porte, écrit à la main: Pour les petits voyageurs MADAME BONDIEU.
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_30 juillet_.--Dans cette ville, dans cette maison, où depuis vingt-deux ans, nous venions tous les ans, tous les deux, chaque pas remue du passé qui fait lever des souvenirs.
?'a été notre refuge après la mort de notre mère, notre refuge après la mort de la vieille Rose, ?'a été le lieu de nos vacances de chaque été, après le travail de l'hiver, après le volume publié au printemps. Dans les sentiers odorants de lavande, c?toyant la Seine, sur les rapides de la rivière, franchis avec les grandes perches, nous composions ensemble les descriptions de CHARLES DEMAILLY. Dans l'église, nous dessinions ensemble le vitrail représentant la moyennageuse ?Promenade du Boeuf gras?. Là, dans la vinée, est l'endroit où nous avons appris la mort de notre cher Gavarni. Sur ce lit, qui est resté tel qu'il était, quand Jules couchait à c?té de moi, a été jetée, au grand matin, la lettre de Thierry, qui nous pressait de revenir, pour mettre HENRIETTE MARéCHAL en répétition.
Et remontant au bout, tout au bout de ces années, c'est de cette porte que je nous vois sortir, en blouse blanche, le sac au dos, pour notre voyage de France, en 1849, lui avec sa mine si jolie, si rose, si imberbe, qu'il passait, dans les villages que nous traversions, pour une femme que j'avais enlevée.
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_5 ao?t_.--Auteuil. Des journées à aller, à venir dans cette maison, comme une ame en peine. C'est bien le mot.
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_Samedi 6 ao?t_.--Du cabinet des Estampes de la Bibliothèque, je vois des gens courir dans la rue Vivienne. Instinctivement je repousse le volume d'images, et
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