Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
d'argent, des paquets de ficelle rose, et sur la
table de nuit, sont ouverts les CHANTS DE MARIE avec la musique
de l'abbé Lambilotte.
Un pauvre logis qui sent la misère, la sainteté, l'humidité, la maladie, et
dont toute la joie est le bondissement mêlé au jappement d'un chien, de
la race des chiens de conducteur de diligence, baptisé Paturot par le
curé.
Là dedans, tombe gras et fleuri, le sénateur Maupas, en jaquette à
petites raies bleues, culotté de blanc, guêtré de ventre de biche, un vrai

sénateur d'opéra-comique, qui a l'amabilité de pacotille des gens
officiels de tous les gouvernements.
* * * * *
_14 juillet_.--J'ai mis en vente la maison où il est mort, et dans laquelle
je ne veux pas rentrer. Aujourd'hui j'ai reçu de très convenables
propositions de location pour six ans. Eh bien! c'est illogique et
déraisonnable, ces propositions me jettent dans une profonde tristesse.
Oui, cette maison, où j'ai tant souffert, j'y suis attaché par un lien que je
ne soupçonnais pas.
* * * * *
_18 juillet_.--Je ne suis pas malade, mais mon corps ne veut ni marcher
ni agir, il a horreur de tout mouvement, et serait heureux d'une
immobilité de fakir; avec cela, j'éprouve à l'état continu, au creux de
l'estomac, ce sentiment nerveux du vide que donnent les profondes
émotions, et que fait plus douloureux encore l'anxiété de cette grande
guerre qui va s'ouvrir.
* * * * *
_Samedi 23 juillet_.--Je voudrais rêver de lui; ma pensée, toute la
journée occupée de lui, l'espère la nuit, appelle, sollicite sa douce
résurrection dans la trompeuse réalité du songe. Mais, j'ai beau
l'évoquer, les nuits sont vides de lui, de son souvenir, de son image.
Je n'ai de coeur à rien, de courage à rien. Mon jeune cousin Labille, que
dans son enfance sa destination à la marine a fait familièrement appeler
Marin, voulait m'entraîner avec lui à la frontière; j'ai hésité... J'ai pu
louer ma maison, je ne me suis pas décidé... La force qui fait prendre
une résolution, je ne l'ai plus.
* * * * *
_27 juillet_.--J'ai rêvé cette nuit de Jules, pour la première fois. Il était
comme je le suis, en grand deuil de lui--et il était avec moi. Nous

marchions dans une rue, ayant une vague ressemblance avec la rue
Richelieu, et j'avais le sentiment que nous portions une pièce chez un
directeur de théâtre quelconque. En chemin, nous rencontrions des amis,
parmi lesquels se trouvait Théophile Gautier. Le premier mouvement
des uns et des autres était de venir me faire un compliment de
condoléance, tout à coup interrompu par la vue inattendue de mon frère,
qui, selon son habitude, marchait dans mon rêve, derrière moi... Et
j'étais dans un doute déchirant, entre la certitude de sa vie, affirmée par
sa présence à côté de moi, et la certitude de sa mort, que me rappelait,
dans le moment, le souvenir très net de lettres de faire part de son décès,
encore étalées sur le billard.
Il est ici une ruelle qui n'a pas plus de deux pieds de largeur. Dans cette
ruelle se rencontre une mauvaise petite maison. Cette maison a une
fenêtre sans rideaux, où, à travers la vitre, on voit une tête d'Antinoüs
en plâtre, et un chandelier représentant un gendarme en carton-pierre
colorié, avec une chandelle fichée dans la tête.
Sur la porte un morceau de papier porte, écrit à la main: Pour les petits
voyageurs MADAME BONDIEU.
* * * * *
_30 juillet_.--Dans cette ville, dans cette maison, où depuis vingt-deux
ans, nous venions tous les ans, tous les deux, chaque pas remue du
passé qui fait lever des souvenirs.
Ç'a été notre refuge après la mort de notre mère, notre refuge après la
mort de la vieille Rose, ç'a été le lieu de nos vacances de chaque été,
après le travail de l'hiver, après le volume publié au printemps. Dans les
sentiers odorants de lavande, côtoyant la Seine, sur les rapides de la
rivière, franchis avec les grandes perches, nous composions ensemble
les descriptions de CHARLES DEMAILLY. Dans l'église, nous
dessinions ensemble le vitrail représentant la moyennageuse
«Promenade du Boeuf gras». Là, dans la vinée, est l'endroit où nous
avons appris la mort de notre cher Gavarni. Sur ce lit, qui est resté tel
qu'il était, quand Jules couchait à côté de moi, a été jetée, au grand
matin, la lettre de Thierry, qui nous pressait de revenir, pour mettre

HENRIETTE MARÉCHAL en répétition.
Et remontant au bout, tout au bout de ces années, c'est de cette porte
que je nous vois sortir, en blouse blanche, le sac au dos, pour notre
voyage de France, en 1849, lui avec sa mine si jolie, si rose, si imberbe,
qu'il passait, dans les villages que nous traversions, pour une femme
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