Jeannot et Colin | Page 2

Voltaire
se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer �� pleines voiles, ouvrent des yeux ��tonn��s; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva �� Jeannot le p��re, qui fut bient?t M. de La Jeannoti��re, et qui, ayant achet�� un marquisat au bout de six mois, retira de l'��cole monsieur le marquis son fils, pour le mettre �� Paris dans le beau monde.
Colin, toujours tendre, ��crivit une lettre de compliments �� son ancien camarade, et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de r��ponse: Colin en fut malade de douleur.
Le p��re et la m��re donn��rent d'abord un gouverneur au jeune marquis: ce gouverneur, qui ��tait un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner �� son pupille. Monsieur voulait que son fils appr?t le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui ��tait c��l��bre alors par des ouvrages agr��ables. Il fut pri�� �� d?ner. Le ma?tre de la maison commen?a par lui dire: Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous ��tes un homme de la cour.... Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, r��pondit le bel esprit, et bien m'en a pris: il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues ��trang��res. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agr��able que les hommes; leurs lettres sont ��crites avec cent fois plus de grace; elles n'ont sur nous cette sup��riorit�� que parcequ'elles ne savent pas le latin.
Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il r��ussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous pla?t, la com��die et l'op��ra en latin? plaide-t-on en latin quand on a un proc��s? fait-on l'amour en latin? Monsieur, ��bloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps �� conna?tre Cic��ron, Horace, et Virgile. Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de g��ographie? A quoi, cela lui servira-t-il? r��pondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'��gareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va tr��s commod��ment de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.
Vous avez raison, r��pliqua le p��re; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. Quelle piti��! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue �� calculer une ��clipse, quand il la trouve �� point nomm�� dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les f��tes mobiles, l'age de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?
Madame fut enti��rement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis ��tait au comble de la joie; le p��re ��tait tr��s ind��cis. Que faudra-t-il donc apprendre �� mon fils? disait-il. A ��tre aimable, r��pondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout: c'est un art qu'il apprendra chez madame sa m��re, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine.
Madame, �� ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit: On voit bien, monsieur, que vous ��tes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son ��ducation: je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il s?t un peu d'histoire. H��las! madame, �� quoi cela est-il bon? r��pondit-il; il n'y a certainement d'agr��able et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits[1], ne sont que des fables convenues; et pour les modernes, c'est un chaos qu'on ne peut d��brouiller. Qu'importe �� monsieur votre fils que Charlemagne ait institu�� les douze pairs de France, et que son successeur ait ��t�� b��gue?
[1] Fontenelle. B.
Rien n'est mieux dit! s'��cria le gouverneur: on ��touffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, �� mon avis, et celle qui est la plus capable d'��touffer toute esp��ce de g��nie, c'est la g��om��trie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces , des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la r��alit�� on n'y puisse pas passer un f��tu. La g��om��trie, en v��rit��, n'est qu'une mauvaise plaisanterie.
Monsieur
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