Jeanne la Fileuse | Page 2

Honoré Beaugrand
reproduits dans les journaux canadiens, et si les
législateurs de Québec y ont puisé leurs informations, nous leur
prédisons un fiasco qui les étonnera d'autant plus que nous les croyons
de bonne foi dans leurs efforts.»
Les événements ont amplement prouvé, depuis, que j'avais raison: le
rapatriement a été une affaire manquée. On avait pris pour point de
départ des exagérations ridicules et des rapports fantaisistes fabriqués
pour produire une commisération qui n'avait aucune raison d'être, et
l'on a fait fausse route.
J'ai essayé, dans la mesure de mes humbles capacités, de rétablir la
vérité sur ce sujet important, et comme je l'ai dit plus haut, c'est là
l'unique but de ce travail.
Ai-je réussi? C'est au public intelligent à en juger.
J'ai cru devoir adopter la forme populaire du roman, afin d'intéresser la
classe ouvrière qui forme aux États-Unis la presque totalité de mes
lecteurs, mais je me suis efforcé, en même temps, de faire une peinture
fidèle des moeurs et des habitudes de nos compatriotes émigrés. J'ai
introduit en outre, dans mon ouvrage, quelques statistiques qui ne
sauraient manquer d'intéresser ceux qui s'occupent des questions
d'émigration et de rapatriement.

La première partie, intitulée: Les campagnes du Canada, traite de la vie
des habitants de la campagne du Canada français. La deuxième partie,
qui a pour titre: Les filatures de l'étranger, est le récit des aventures
d'une famille émigrée. Cette dernière partie contient des
renseignements authentiques sur la position matérielle, politique,
sociale et religieuse qu'occupent les Canadiens de la Nouvelle
Angleterre. L'intrigue est simple comme les moeurs des personnages
que j'avais à mettre en scène, et je me suis efforcé d'éviter tout ce qui
pouvait approcher l'exagération et l'invraisemblance.
J'ai employé, en écrivant, plusieurs expressions usitées au Canada, et
que tous mes lecteurs comprendront facilement, sans qu'il soit
nécessaire d'en donner une définition spéciale. Je me suis servi
indistinctement, par exemple, des mots: paysan, fermier, habitant, en
parlant des cultivateurs; me basant sur l'usage que l'on fait de ces
expressions, dans les campagnes canadiennes. J'ai aussi écrit passager,
comme l'on dit généralement au Canada, pour voyageur qui est
l'expression usitée en France; et ainsi de suite.
Je donne ces explications afin que l'on ne soit pas trop sévère à mon
égard, si j'ai quelques fois sacrifié l'élégance du langage au désir de me
faire comprendre des classes ouvrières qui ne lisent encore que bien
peu.
Qu'on me permette, en dernier lieu, de dire un mot des difficultés que
j'ai rencontrées pour l'exécution typographique de ce volume. Forcé de
le confier à des imprimeurs américains qui ne connaissaient pas un mot
de français, il m'a fallu en surveiller personnellement tous les détails, et
malgré tous mes efforts, des incorrections se sont glissées en plusieurs
endroits. Écrit au jour le jour, publié en feuilleton et mis en page
immédiatement, sans être révisé, cet ouvrage a droit à l'indulgence que
l'on accorde généralement aux articles de journaux.
C'est ce que je demande de la bienveillance du lecteur.
Fall River, Mass., ce 15 mars 1878.

PREMIÈRE PARTIE
Les campagnes du Canada

I
Lavaltrie
Assis dans mon canot d'écorce Prompt comme la flèche ou le vent, Seul,
je brave toute la force Des rapides du Saint-Laurent.
(Le Canotier, L'Abbé Casgrain.)
[Henri-Raymond Casgrain, «Le Canotier» (vers 1-4), dans Les Miettes.
Distractions poétiques, Québec, Delisle, 1869.]
En descendant le Saint-Laurent, à dix lieues plus bas que Montréal, on
voit gracieusement assis sur la rive gauche du grand fleuve, un joli
village à l'aspect incontestablement normand.
Baptisé du nom de ses fondateurs, le bourg Lavaltrie fut jadis le lieu de
résidence d'une de ces vieilles et nobles familles françaises qui
émigrèrent en grand nombre au Canada vers le milieu du XVIIe siècle.
Le fleuve, séparé quelques milles plus haut par l'île Saint-Sulpice, se
rejoint ici, et s'élargissant tout à coup, fait de Lavaltrie une pointe
couverte de sapins centenaires qui forment un des sites les plus
pittoresques du Canada français.
À quelques arpents du rivage, un petit îlot où le gouvernement a depuis
quelques années placé un phare, ajoute ses bords verdoyants au tableau
enchanteur qui éblouit les regards de tout amateur des beautés de la
nature.
De l'autre côté du fleuve, à une lieue à peu près, on découvre le village
de Contrecoeur, rendu à jamais historique par le nom et les brillants
exploits de ses fondateurs.

On voit plus bas, en suivant toujours le cours du Saint-Laurent, le
clocher lointain de Lanoraie, village aussi célèbre par les luttes
continuelles que ses habitants eurent à soutenir contre les féroces
Iroquois.
On était à la mi-juin 1872. À égale distance, entre les églises de
Lavaltrie et de Lanoraie, un canot monté par six hommes refoulait
lentement le courant du fleuve. La lassitude qui se lisait visiblement sur
les traits bronzés des voyageurs, témoignait d'une longue route; leurs
bras appesantis
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