Jane Eyre | Page 9

Charlotte Brontë
un voyageur désespéré, errant dans des régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osai plus continuer, et je le pla?ai sur la table, à c?té de cette tarte que je n'avais pas go?tée.
Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après s'être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes étoffes de soie, et commen?a un chapeau neuf pour la poupée de Georgiana. Elle chantait en cousant:
?Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à celle des bohémiens.?
Jadis, j'avais souvent entendu ce chant; il me rendait toujours joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me semblait telle; mais en ce moment, bien que sa voix f?t toujours aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait le refrain très bas, et ces mots: ?Il y a bien longtemps? arrivaient toujours comme la plus triste cadence d'un hymne funèbre. Elle passa à une autre ballade; celle-ci était vraiment mélancolique.
?Mes pieds sont meurtris; mes membres sont las. Le chemin est long; la montagne est sauvage; bient?t le triste crépuscule que la lune n'éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le sentier du pauvre orphelin.
?Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers? Le coeur de l'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du pauvre orphelin.
?Cependant la brise du soir souffle doucement; le ciel est sans nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au pauvre orphelin.
?Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des bénédictions, et presserait sur son coeur le pauvre orphelin.
?Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera pas. Dieu est l'ami du pauvre orphelin.?
?Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,? s'écria Bessie lorsqu'elle eut fini. Autant valait dire au feu: ?Ne br?le pas;? mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles j'étais en proie?
M. Loyd revint dans la matinée.
?Eh quoi! déjà debout? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment est-elle??
Bessie répondit que j'allais très bien.
?Alors elle devrait être plus joyeuse... Venez ici, mademoiselle Jane; vous vous appelez Jane, n'est-ce pas?
-- Oui, monsieur, Jane Eyre.
-- Eh bien! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre; pourriez- vous me dire pourquoi? Avez-vous quelque tristesse?
-- Non, monsieur.
-- Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec madame dans la voiture, s'écria Bessie.
-- Oh non! elle est trop agée pour un tel enfantillage.?
Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je répondis promptement:
?Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose; je déteste de sortir dans la voiture; je pleure parce que je suis malheureuse.
-- Oh! fi, mademoiselle,? s'écria Bessie.
Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et manquaient d'éclat; maintenant, cependant, je crois que je les trouverais per?ants; il était laid, mais sa figure exprimait la bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il me dit:
?Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier?
-- Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.
-- Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à son age? Elle doit avoir huit ou neuf ans!
-- On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je vivement, par un nouvel élan d'orgueil blessé; mais ce n'est pas là ce qui m'a rendue malade,? ajoutai-je pendant M. Loyd prenait une prise de tabac.
Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit, une cloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques.
?C'est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la bonne. Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à Mlle Jane jusqu'au moment où vous reviendrez.?
Bessie e?t préféré rester; mais elle fut obligée de sortir, parce qu'elle savait que l'exactitude était un devoir qu'on ne pouvait enfreindre au chateau de Gateshead.
?Si ce n'est pas la chute qui vous a rendue malade, qu'est-ce donc? continua M. Loyd, quand Bessie fut partie.
-- On m'a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la nuit, elle est hantée par un revenant.?
Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil.
?Un revenant? dit-il; eh bien, après tout, vous n'êtes qu'une enfant, puisque vous avez peur des ombres.
-- Oui, continuai-je; je suis effrayée de l'ombre de M. Reed. Ni Bessie ni personne n'entre le soir dans cette chambre quand on peut faire autrement, et c'était cruel de m'enfermer seule, sans lumière; si cruel, que je ne crois pas pouvoir
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 231
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.