Jane Eyre | Page 2

Charlotte Brontë
parfaitement heureuse. Elle m'avait défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et satisfaits.
?Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi? demandai-je.
-- Jane, je n'aime pas qu'on me questionne! D'ailleurs, il est mal à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler raisonnablement.?
Une petite salle à manger ouvrait sur le salon; je m'y glissai. Il s'y trouvait une bibliothèque; j'eus bient?t pris possession d'un livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me pla?ai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma droite; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pale ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.
Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l'Angleterre par Berwick. En général, je m'inquiétais assez peu du texte; pourtant il y avait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune age. Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces c?tes de Norvège parsemées d'?les depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, ?où l'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'?le aride et mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides orageuses.?
Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de ces pales rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle- Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande! J'étais saisie à la pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le p?le, et y concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.
Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants; mais ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une c?te déserte, aux pales et froids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient éclaircir un naufrage.
Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujours profondément intéressante; intéressante comme celles que nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.
Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse à ma manière; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.
?Hé! madame la boudeuse,? cria la voix de John Reed...
Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.
?Par le diable, où est-elle? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s'adressant à ses soeurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous la pluie!?
J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas; et je souhaitai vivement qu'on ne découvr?t pas ma retraite. John ne l'aurait jamais trouvée de lui-même; il n'avait pas le regard assez prompt; mais éliza ayant passé la tête par la porte s'écria:
?Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre!?
Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 231
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.