à peu près, 
que par les livres; et c'est pourquoi sans doute je me croyais romancier; 
car j'ignorais encore avec quelle malignité les événements dérobent à 
nos yeux le côté par où ils nous intéressaient davantage, et combien peu 
de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer. 
Je préparais alors, en vue de mon doctorat, une thèse sur la chronologie 
des sermons de Bossuet; non que je fusse particulièrement attiré par 
l'éloquence de la chaire: j'avais choisi ce sujet par révérence pour mon 
vieux maître Albert Desnos, dont l'importante "Vie de Bossuet" 
achevait précisément de paraître. Aussitôt qu'il connut mon projet 
d'études, M. Desnos s'offrit à m'en faciliter les abords. Un de ses plus 
anciens amis, Benjamin Floche, membre correspondant de l'Académie 
des Inscriptions et Belles-Lettres, possédait divers documents qui sans 
doute pourraient me servir; en particulier une Bible couverte 
d'annotations de la main même de Bossuet. M. Floche s'était retiré 
depuis une quinzaine d'années à la Quartfourche, qu'on appelait plus 
communément: le Carrefour, propriété de famille aux environs de 
Pont-l'Évêque, dont il ne bougeait plus, où il se ferait un plaisir de me 
recevoir et de mettre à ma disposition ses papiers, sa bibliothèque et 
son érudition que M. Desnos me disait être inépuisable. 
Entre M. Desnos et M. Floche des lettres furent échangées. Les 
documents s'annoncèrent plus nombreux que ne me l'avait d'abord fait 
espérer mon maître; il ne fut bientôt plus question d'une simple visite:
c'est un séjour au château de la Quartfourche que, sur la 
recommandation de M. Desnos, l'amabilité de M. Floche me proposait. 
Bien que ses enfants M. et Madame Floche n'y vivaient pas seuls: 
quelques mots inconsidérés de M. Desnos, dont mon imagination 
s'empara, me firent espérer de trouver là-bas une société avenante, qui 
tous aussitôt m'attira plus que les documents poudreux du Grand Siècle; 
déjà ma thèse n'était plus qu'un prétexte; j'entrais dans ce château non 
plus en scolar, mais en Nejdanof, en Valmont; déjà je le peuplais 
d'aventures. La Quartfourche! je répétais ce nom mystérieux: c'est ici, 
pensais-je, qu'Hercule hésite ... Je sais de reste ce qui l'attend sur le 
sentier de la vertu; mais l'autre route?... l'autre route ... 
Vers le milieu de Septembre, je rassemblai le meilleur de ma modeste 
garde-robe, renouvelai mon jeu de cravates, et partis. 
Quand j'arrivai à la station du Breuil-Blangy, entre Pont-l'Évêque et 
Lisieux, la nuit était à peu près close. J'étais seul à descendre du train. 
Une sorte de paysan en livrée vint à ma rencontre, prit ma valise et 
m'escorta vers la voiture qui stationnait de l'autre côté de la gare. 
L'aspect du cheval et de la voiture coupa l'essor de mon imagination; on 
ne pouvait rêver rien de plus minable. Le paysan-cocher repartit pour 
dégager la malle que j'avais enregistrée; sous ce poids les ressorts de la 
calèche fléchirent. A l'intérieur, une odeur de poulailler suffocante ... Je 
voulus baisser la vitre de la portière, mais la poignée de cuir me resta 
dans la main. Il avait plu dans la journée; la route était tirante; au bas de 
la première côte, une pièce du harnais céda. Le cocher sortit de dessous 
son siège un bout de corde et se mit en posture de rafistoler le trait. 
J'avais mis pied à terre et m'offris à tenir la lanterne qu'il venait 
d'allumer; je pus voir que la livrée du pauvre homme, non plus que le 
harnachement, n'en était pas à son premier rapiéçage. 
--Le cuir est un peu vieux, hasardai-je. 
Il me regarda comme si je lui avais dit une injure, et presque 
brutalement: 
--Dites donc: c'est tout de même heureux qu'on ait pu venir vous 
chercher.
--Il y a loin, d'ici le château? questionnai-je de ma voix la plus douce. Il 
ne répondit pas directement, mais: 
--Pour sûr qu'on ne fait pas le trajet tous les jours!--Puis au bout d'un 
instant:--Voilà peut-être bien six mois qu'elle n'est pas sortie, la 
calèche ... 
--Ah!... Vos maîtres ne se promènent pas souvent? repris-je par un 
effort désespéré d'amorcer le conversation. 
--Vous pensez! Si l'on n'a pas autre chose à faire! 
Le désordre était réparé: d'un geste il m'invita à remonter dans la 
voiture, qui repartit. 
Le cheval peinait aux montées, trébuchait aux descentes et tricotait 
affreusement en terrain plat;parfois, tout inopinément, il stoppait. --Du 
train dont nous allons, pensais-je, nous arriverons au Carrefour 
longtemps après que mes hôtes se seront levés de table; et même 
(nouvel arrêt du cheval) après qu'ils se seront couchés. J'avais grand 
faim; ma bonne humeur tournait à l'aigre. J'essayai de regarder le pays: 
sans que je m'en fusse aperçu, la voiture avait quitté la grande route et 
s'était engagée dans une route plus étroite et beaucoup moins bien 
entretenue; les lanternes n'éclairaient de droite et de gauche qu'une haie 
continue, touffue et haute; elle semblait nous en tourner,    
    
		
	
	
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