Horace | Page 2

George Sand
ne vit que d'enthousiasme, et tout ce qui porte atteinte à sa
délicatesse exaltée le flétrit et le dessèche. Mais le plus doux de tous les
sentiments humains, celui qui s'alimente des misères et des fautes

connue des grandeurs et des actes héroïques, celui qui est de tous les
âges de notre vie, qui se développe en nous avec le premier sentiment
de l'être, et qui dure autant que nous, celui qui double et étend
réellement notre existence, celui qui renaît de ses propres cendres et se
renoue aussi serré et aussi solide après s'être brisé; ce sentiment-là,
hélas! ce n'est pas l'amour, vous le savez bien, c'est l'amitié.
Si je disais ici tout ce que je pense et tout ce que je sais de l'amitié,
j'oublierais que j'ai une histoire à vous raconter, et j'écrirais un gros
traité en je ne sais combien de volumes; mais je risquerais fort de
trouver peu de lecteurs, en ce siècle où l'amitié a tant passé de mode
qu'on n'en trouve guère plus que d'amour. Je me bornerai donc à ce que
je viens d'en indiquer peur poser ce préliminaire de mon récit: à savoir,
qu'un des amis que je regrette le plus et qui a le plus mêlé ma vie à la
sienne, ce n'a pas été le plus accompli et le meilleur de tous; mais, au
contraire, un jeune homme rempli de défauts et de travers, que j'ai
même méprisé et baï à de certaines heures, et pour qui cependant j'ai
ressenti une des plus puissantes et des plus invincibles sympathies que
j'aie jamais connues.
Il se nommait Horace Dumontet; il était fils d'un petit employé de
province à quinze cents francs d'appointements, qui, ayant épousé une
héritière campagnarde riche d'environ dix mille écus, se voyait à la tête,
comme on dit, de trois mille francs de rente. L'avenir, c'est-à-dire
l'avancement, était hypothéqué sur son travail, sa santé et sa bonne
conduite, c'est-à-dire son adhésion aveugle à tous les actes et à toutes
les formes d'un gouvernement et d'une société quelconque.
Personne ne sera étonné d'apprendre que, dans une situation aussi
précaire et avec une aisance aussi bornée, M. et Mme Dumontet, le père
et la mère de mon ami, eussent résolu de donner a leur fils ce qu'on
appelle de l'éducation, c'est-à-dire qu'ils l'eussent mis dans un collège
de province jusqu'à ce qu'il eût été reçu bachelier, et qu'ils l'eussent
envoyé à Paris pour y suivre les cours de la Faculté, à cette fin de
devenir en peu d'années avocat ou médecin. Je dis que personne n'en
sera étonné, parce qu'il n'est guère de famille dans une position
analogue qui n'ait fait ce rêve ambitieux de donner à ses fils une

existence indépendante. L'indépendance, ou ce qu'il se représente par
ce mot emphatique, c'est l'idéal du pauvre employé; il a souffert trop de
privations et souvent, hélas! trop d'humiliations pour ne pas désirer d'en
affranchir sa progéniture; il croit qu'autour de lui sont jetés en
abondance des lots de toute sorte, et qu'il n'a qu'à se baisser pour
ramasser l'avenir brillant de sa famille. L'homme aspire à monter; c'est
grâce à cet instinct que se soutient encore l'édifice, si surprenant de
fragilité et de durée, de l'inégalité sociale.
De toutes les professions qu'un adolescent peut embrasser pour
échapper à la misère, jamais, de nos jours, les parents ne s'aviseront
d'aller choisir la plus modeste et la plus sûre. La cupidité ou la vanité
sont toujours juges; on a tant d'exemples de succès autour de soi! Des
derniers rangs de la société, on voit s'élever aux premières places des
prodiges de tout genre, voire des prodiges de nullité. «Et pourquoi,
disait M. Dumontet à sa femme, notre Horace ne parviendrait-il pas
comme un tel, un tel, et tant d'autres qui avaient moins de dispositions
et de courage que lui?» Madame Dumontet était un peu effrayée des
sacrifices que lui proposait son mari pour lancer Horace dans la carrière;
mais le moyen de se persuader qu'on n'a pas donné le jour à l'entant le
plus intelligent et le plus favorisé du ciel qui ait jamais existé? Madame
Dumontet était une bonne femme toute simple, élevée aux champs,
pleine de sens dans la sphère d'idées que son éducation lui avait permis
de parcourir. Mais, en dehors de ce petit cercle, il y avait tout un monde
inconnu qu'elle ne voyait qu'avec les yeux de son mari. Quand il lui
disait que depuis la Révolution tous les Français sont égaux devant la
loi, qu'il n'y a plus de privilèges, et que tout homme de talent peut
fendre la presse et arriver, sauf à pousser un pou plus fort que ceux qui
se trouvent placés plus près du but, elle se rendait à ces bonnes raisons,
craignant de passer pour arriérée, obstinée, et de ressembler en cela
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