place,--une histoire bizarre et ténébreuse que je ne 
peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun 
biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit définitivement 
séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants de son second 
mariage, l'ait complètement frustré de sa succession. 
Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume 
de poésies; c'était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la 
poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans la 
mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce,--j'allais, je 
crois, dire expérience innée,--qui caractérisent les grands poëtes[2]. 
La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu'il se servit 
des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les matériaux de 
ses futures compositions,--compositions étranges, qui semblent avoir 
été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une des parties 
intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul élément où 
puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait dans une 
misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le propriétaire 
d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le meilleur conte, 
l'autre pour le meilleur poëme. Une écriture singulièrement belle attira 
les yeux de M. Kennedy, qui présidait le comité, et lui donna l'envie 
d'examiner lui-même les manuscrits. Il se trouva que Poe avait gagné 
les deux prix; mais un seul lui fut donné. Le président de la commission 
fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du journal lui amena un jeune 
homme d'une beauté frappante, en guenilles, boutonné jusqu'au menton, 
et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier qu'affamé[3]. Kennedy se 
conduisit bien. Il fit faire à Poe la connaissance d'un M. Thomas White, 
qui fondait à Richmond le Southern Literary Messenger. M. White était 
un homme d'audace, mais sans aucun talent littéraire; il lui fallait un 
aide. Poe se trouva donc tout jeune,--à vingt-deux ans,--directeur d'une 
revue dont la destinée reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la
créa. Le Southern Literary Messenger a reconnu depuis lors que c'était 
à cet excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa 
clientèle et sa fructueuse notoriété. C'est dans ce magazine que parut 
pour la première fois l'Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, 
et plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs 
yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur 
merveilleuse, étonna son public par une série de compositions d'un 
genre nouveau et par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la 
sévérité raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles 
portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le jeune 
homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon qu'on 
sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents dollars, 
c'est-à-dire deux mille sept cents francs par an.--Immédiatement,--dit 
Griswold, ce qui veut dire: «Il se croyait assez riche, l'imbécile!»--il 
épousa une jeune fille, belle, charmante, d'une nature aimable et 
héroïque; mais ne possédant pas un sou,--ajoute le même Griswold 
avec une nuance de dédain. C'était une demoiselle Virginia Clemm, sa 
cousine. 
Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe 
au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve 
évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du 
poëte,--accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel spirituel, 
comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus 
romantique paysage un air de mélancolie en apparence 
irréparable.--Dès lors, nous verrons l'infortuné déplacer sa tente, 
comme un homme du désert, et transporter ses légers pénates dans les 
principales villes de l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y 
collaborera d'une manière éclatante. Il répandra avec une éblouissante 
rapidité des articles critiques, philosophiques, et des contes pleins de 
magie qui paraissent réunis sous le titre de Tales of the Grotesque and 
the Arabesque,--titre remarquable et intentionnel, car les ornements 
grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra 
qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est extra ou supra-humaine. 
Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées 
dans les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement 
malades à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la
mort de Madame Poe, le poëte subit les premières attaques du delirium 
tremens. Une note nouvelle paraît soudainement dans un 
journal,--celle-là plus que cruelle,--qui accuse son mépris et son dégoût 
du monde, et lui fait un de ces procès de tendance, véritables 
réquisitoires de l'opinion, contre lesquels il eut toujours à se 
défendre,--une des luttes les plus stérilement fatigantes que je 
connaisse. 
Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient à 
peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse de 
dégoûtantes difficultés à surmonter. Il    
    
		
	
	
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