Histoires Grises | Page 3

E. Edouard Tavernier
vivant bien; le collège où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Crétins!
Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, conservateur des hypothèques.
'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers mots de la dernière lettre qu'il avait re?ue.
Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se présente. Alors, c'est invraisemblable, ?a ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien vêtu, qui s'excusa :
- Pardon.
Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet h?tel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commen?ait la phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent.
La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des tranchées aga?antes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus lancinantes. Il pensa que c'était la cro?te garnier ou au moins la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les nécessités de ses nuits non tranquilles.
Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa bougie; comme décidément ?a n'allait pas dans cette atmosphère étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:
- Cordon...
et sortit.
Dehors, il ne se hata pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'h?tel? C'était encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute... et logé.

III
Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision,
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