Histoire de la Révolution française, VI | Page 9

Adolphe Thiers
parole
après l'immolation des deux partis, et n'étaient pas allés féliciter le
comité et la convention. Un membre leur en fait la remarque, et dit que
l'occasion se présente de prouver l'union des jacobins avec un
gouvernement qui déploie une si belle conduite. Une adresse est en
effet rédigée, et présentée à la convention par une députation des
jacobins. Cette adresse finit en ces termes: «Les jacobins viennent
aujourd'hui vous remercier du décret solennel que vous avez rendu; ils
viendront s'unir à vous dans la célébration de ce grand jour où la fête à
l'Être suprême réunira de toutes les parties de la France les citoyens
vertueux, pour chanter l'hymne de la vertu.» Le président fait à la
députation une réponse pompeuse. «Il est digne, lui dit-il, d'une société
qui remplit le monde de sa renommée, qui jouit d'une si grande
influence sur l'opinion publique, qui s'associa dans tous les temps à tout
ce qu'il y eut de plus courageux parmi les défenseurs des droits de
l'homme, de venir dans le temple des lois rendre hommage à l'Être
suprême.»
Le président poursuit, et après un discours assez long sur le même sujet,
cède la parole à Couthon. Celui-ci prononce un discours véhément
contre les athées, les corrompus, et fait un pompeux éloge de la société;
il propose, en ce jour solennel de joie et de reconnaissance, de rendre
aux jacobins une justice qui leur est due depuis longtemps, c'est que,
dès l'ouverture de la révolution, ils n'ont pas cessé de bien mériter de la
patrie. Cette proposition est adoptée au milieu des plus bruyans
applaudissemens. On se sépare dans des transports de joie, et dans une
espèce d'ivresse.
Si la convention avait reçu de nombreuses adresses après la mort des
hébertistes et des dantonistes, elle en reçut bien davantage encore, après
le décret qui proclamait la croyance à l'Être suprême. La contagion des
idées et des mots est chez les Français d'une rapidité extraordinaire.
Chez un peuple prompt et communicatif, l'idée qui occupe quelques
esprits est bientôt l'idée qui les occupe tous: le mot qui est dans
quelques bouches est bientôt dans toutes. Les adresses arrivèrent encore
de toutes parts, félicitant la convention de ses décrets sublimes, la
remerciant d'avoir établi la vertu, proclamé l'Être suprême, et rendu
l'espérance à l'homme. Toutes les sections vinrent l'une après l'autre
exprimer les mêmes sentimens. La section Marat se présentant à la

barre et s'adressant à la Montagne, lui dit: «Montagne bienfaisante!
Sinaï protecteur! reçois aussi nos expressions de reconnaissance et de
félicitation pour tous les décrets sublimes que tu lances chaque jour
pour le bonheur du genre humain. De ton sein bouillonnant est sortie la
foudre salutaire qui, en écrasant l'athéisme, donne à tous les vrais
républicains l'idée bien consolante de vivre libres, sous les yeux de
l'Être suprême, et dans l'attente de l'immortalité de l'âme. _Vive la
convention! vive la république! vive la Montagne!_» Toutes les
adresses engageaient de nouveau la convention à conserver le pouvoir.
Il en est une qui l'engageait même à siéger jusqu'à ce que le règne de la
vertu fût établi dans la république sur des bases impérissables.
Dès ce jour, les mots de vertu et d'_Être suprême_ furent dans toutes les
bouches. Sur le frontispice des temples, où l'on avait écrit: _A la
Raison_, on écrivit: _A l'Être suprême_. Les restes de Rousseau furent
transportés au Panthéon. Sa veuve fut présentée à la convention et
gratifiée d'une pension.
Ainsi, le comité de salut public, triomphant de tous les partis, saisi de
tous les pouvoirs, placé à la tête d'une nation enthousiaste et victorieuse,
proclamant le règne de la vertu et le dogme de l'Être suprême, était au
sommet de sa puissance et au dernier terme de ses systèmes.

CHAPITRE XX.
ÉTAT DE L'EUROPE AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1794
(AN II).--PRÉPARATIFS UNIVERSELS DE GUERRE. POLITIQUE
DE PITT. PLANS DES COALISÉS ET DES FRANÇAIS.--ÉTAT DE
NOS ARMÉES DE TERRE ET DE MER; ACTIVITÉ ET ÉNERGIE
DU GOUVERNEMENT POUR TROUVER ET UTILISER LES
RESSOURCES.--OUVERTURE DE LA CAMPAGNE;
OCCUPATION DES PYRÉNÉES ET DES ALPES.--OPÉRATIONS
DANS LES PAYS-BAS. COMBATS SUR LA SAMBRE ET SUR LA
LYS.--VICTOIRE DE TURCOING.--FIN DE LA GUERRE DE LA
VENDÉE.--COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES
CHOUANS.--ÉVÉNEMENS DANS LES COLONIES.--DÉSASTRE
DE SAINT-DOMINGUE.--PERTE DE LA
MARTINIQUE.--BATAILLE NAVALE.
L'hiver avait été employé en Europe et en France à faire les préparatifs
d'une nouvelle campagne. L'Angleterre était toujours l'âme de la

coalition, et poussait les puissances du continent à venir détruire, sur
les bords de la Seine, une révolution qui l'effrayait et une rivale qui lui
était odieuse. L'implacable fils de Chatam avait fait cette année des
efforts immenses pour écraser la France. Toutefois, ce n'était pas sans
obstacle qu'il avait obtenu du parlement des moyens proportionnés à
ses vastes projets. Lord Stanhope, dans la chambre haute, Fox,
Sheridan, dans la chambre basse,

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