Germinal | Page 2

Emile Zola
les
berlines, près de chaque feu.
--Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.
Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vêtu
d'un tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de lapin;
pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une
immobilité de pierre, qu'on eût vidé les six berlines montées par lui. Le
manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se
pressait guère, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, là-haut, le
vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines régulières
passaient comme des coups de faux.
--Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardé d'un oeil méfiant, dit
son nom tout de suite.
--Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de
travail ici?
Les flammes l'éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun, joli
homme, l'air fort malgré ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
--Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore présenté
deux hier. Il n'y a rien.
Une rafale leur coupa la parole. Puis, Étienne demanda, en montrant le
tas sombre des constructions, au pied du terri:
--C'est une fosse, n'est-ce pas?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux
l'étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa
une tache noire.
--Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout près.
A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le
jeune homme avait deviné les toitures. Mais les six berlines étaient
vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par
des rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul,
tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui
hérissait le poil.
Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Étienne, qui s'oubliait devant le
brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait
chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du

puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrée de
la pompe d'épuisement. Cette fosse, tassée au fond d'un creux, avec ses
constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une
corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bête goulue,
accroupie là pour manger le monde.
Tout en l'examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond,
depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier
du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout; le
samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l'on disait qu'il y avait du
travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait
dû passer le dimanche caché sous les bois d'un chantier de charronnage,
dont le surveillant venait de l'expulser, à deux heures de la nuit. Rien,
plus un sou, pas même une croûte: qu'allait-il faire ainsi par les
chemins, sans but, ne sachant seulement où s'abriter contre la bise? Oui,
c'était bien une fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une
porte brusquement ouverte lui avait permis d'entrevoir les foyers des
générateurs, dans une clarté vive. Il s'expliquait jusqu'à l'échappement
de la pompe, cette respiration grosse et longue, soufflant sans relâche,
qui était comme l'haleine engorgée du monstre.
Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas même levé les
yeux sur Étienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à
terre, lorsqu'un accès de toux annonça le retour du charretier.
Lentement, on le vit sortir de l'ombre, suivi du cheval jaune, qui
montait six nouvelles berlines pleines.
--Il y a des fabriques à Montsou? demanda le jeune homme.
Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent:
--Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a
trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes,
jamais on n'avait tant gagné... Et voilà qu'on se remet à se serrer le
ventre. Une vraie pitié dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers
ferment les uns après les autres... Ce n'est peut-être pas la faute de
l'empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en Amérique? Sans compter
que les bêtes meurent du choléra, comme les gens.
Alors, en courtes phrases, l'haleine coupée, tous deux continuèrent à se
plaindre. Étienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine: il
fallait donc crever de faim? bientôt les routes seraient pleines de
mendiants. Oui, disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il

n'était pas Dieu permis de jeter tant de chrétiens à la rue.
--On n'a pas de la viande tous les jours.
--Encore si l'on avait du pain!
--C'est vrai, si l'on avait du pain seulement!
Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 209
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.