Frédéric | Page 6

Joseph Fiévée
je m'éveillai avec les idées les plus riantes, et je
disposois dans ma tête les plaisirs de la journée, quand le curé de
Mareil vint à moi: la sévérité répandue sur sa figure me parut de
mauvais présage.
«Monsieur, me dit-il, je suis très-mécontent de vous; vous avez abusé
de mes bontés; il est temps d'y mettre un terme; vous ne trouverez plus
désormais en moi qu'un juge rigoureux, et votre conduite seule réglera
la mienne. Voici les leçons que vous apprendrez aujourd'hui; je vous
enfermerai dans mon cabinet jusqu'à l'heure du dîner: si vous employez
mal votre temps, vous y resterez jusqu'au soir, sans autre nourriture que
du pain et de l'eau. Point de pleurs, point d'obstination; vous n'y
gagnerez rien: votre sort dépend de vous, et je vous préviens que je
serai inexorable.»
En achevant de prononcer cet arrêt, il me poussa brutalement par le
bras. Comme les larmes que je répandois m'empêchoient de voir ce qui
étoit devant moi, je m'embarrassai les jambes dans une chaise, et, en
tombant sur le plancher, je poussai des cris horribles. Notre curé, qui
les mit sur le compte de la méchanceté, et non sur celui de la douleur,
ne vint pas à mon secours. J'eus le temps de réfléchir sur la douceur par
laquelle il vouloit me ramener, et sur son nouveau systême de
m'instruire en m'amusant. J'étais désespéré, je n'ouvris seulement pas
mes livres, et je fus puni comme il me l'avoit promis. Cet acte de
sévérité me révolta; je m'obstinai. Mon obstination le piqua, elle excita
la sienne; il fut six jours constant dans son systême. Certes, je jouois de
malheur; c'étoit la première fois de sa vie que cela lui arrivoit. Enfin,
voyant que je n'étois pas le plus fort, je pris le parti de céder; j'étudiai
mes leçons, et je fus étonné de la facilité avec laquelle je les apprenois.
Je me promis bien, à l'avenir, de ne plus m'exposer à aucune punition;
et, fier de ma résolution, sûr de ma mémoire, j'attendis le curé avec
impatience. Il entra; je m'avançai vers lui, les yeux brillans de
satisfaction, et mon livre à la main.

«Frédéric, me dit-il, j'ai fait de nouvelles réflexions; oublions le passé,
nous avons tous les deux des reproches à nous faire: abandonnons les
auteurs pendant quelque temps, afin de vous rendre la tranquillité
d'esprit nécessaire pour profiter de l'étude. Venez vous promener avec
moi dans la campagne; nous commencerons un cours de botanique, et
vous joindrez à un exercice profitable à votre santé le plaisir
d'approfondir les secrets de la nature. Ah! mon enfant, quelle carrière
va s'ouvrir devant vous, et quel champ fertile pour une imagination
comme la vôtre!»
«Monsieur, lui répondis-je en tenant toujours mon livre ouvert à
l'endroit de ma leçon, ne voulez-vous pas me faire répéter? Je suis
persuadé que vous serez content de moi.»
«Fort bien, fort bien, répliqua-t-il en prenant le volume et le jetant sur
la table; je suis satisfait de votre soumission: cherchez votre chapeau, et
suivez moi.»
Je ne m'appesantirai pas davantage sur les détails de mon éducation,
dont le résultat fut qu'à seize ans je savois un peu le latin, un peu le
grec, un peu l'italien, un peu l'anglois, un peu l'allemand, un peu de
botanique, et autant d'astronomie qu'une petite maîtresse qui a suivi un
cours dans un lycée, où l'usage des femmes est de ne jamais écouter le
professeur, afin de se ménager le plaisir de demander à leurs voisins ce
qu'il a dit.

CHAPITRE II.
Digression.
Je connois entre autres une dame fort aimable sous ce rapport: elle ne
peut assister au spectacle qu'accompagnée de trois cavaliers, dont l'un
soutient avec elle la conversation, tandis que les deux autres restent
prêts à lui rendre compte de ce qui se passe sur le théâtre. «Pourquoi
applaudit-on?--Madame, c'est l'actrice qui a chanté son ariette comme
un ange.--Ah! ah! Et de quoi rit on maintenant?» L'autre cavalier

écoutant: «Madame, c'est le valet qui, par ses gestes si niais et si
naturels, excite la gaieté beaucoup plus que par les paroles de son
rôle.--Ah! ah! cela doit être fort plaisant. Avertissez-moi donc lorsqu'il
paroîtra». Elle se retourne, jusqu'à ce qu'il se présente une nouvelle
occasion de savoir pourquoi on applaudit, pourquoi l'on rit, et
quelquefois même pourquoi l'on fait un si grand silence. En sortant du
spectacle, elle s'informe avec soin de l'effet qu'a produit la pièce; et si
elle apprend qu'elle a eu du succès, elle assure qu'elle ne manquera pas
une représentation, parce qu'elle s'y est beaucoup amusée.
Comment! s'écriera le lecteur, vous nous parlez de Paris, et vous n'avez
pas encore quitté votre village? Point de reproche, je vous prie:
n'oubliez pas la manière du curé de Mareil; et si quelquefois je passe
subitement d'un sujet à un autre, ne
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 124
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.