où la beauté, le mérite réel, les avantages naturels, si 
communément soumis aux avantages de convention, avaient retrouvé 
toute la puissance que le ciel leur donne, et que la société leur conteste. 
On pardonnait à la belle madame Tallien de porter un nom odieux; 
d'abord parce qu'elle ne s'était résignée à l'accepter que pour sauver sa 
tête, et qu'elle en avait sauvé beaucoup d'autres, en convertissant son 
adorateur jacobin à la religion des simples patriotes. Et puis elle 
rappelait si bien les charmes, la grâce irrésistible de l'antique Aspasie, 
son dévouement courageux pour tous les malheurs, même les plus 
obscurs; pour toutes les victimes, même les plus ingrates, cette 
protection infatigable, qui l'a fait appeler par ses ennemis mêmes, 
Notre-Dame de bon secours, lui avait acquis une sorte de royauté 
républicaine, que les plus farouches de nos Brutus n'osaient lui
disputer. 
Une petite maison, déguisée en chaumière, et située dans l'allée des 
Veuves, lui servait de temple. C'est là que chaque jour, un prisonnier, 
accusé et convaincu du crime d'aristocratie, un émigré muni d'un faux 
certificat de résidence, un prêtre travesti, venaient baigner des larmes 
de la reconnaissance les belles mains de madame Tallien. 
C'est là que tout ce qu'il y avait de talents novices, de héros futurs, de 
célébrités en herbe, venaient causer de leurs projets, et s'enrichir 
réciproquement de leurs idées; c'est là que les parvenus se civilisaient 
par degré, en se frottant aux anciens châtelains dont ils se partageaient 
les terres. C'est là que Barras imitait le maréchal de Richelieu, Siéyès le 
cardinal de Retz, et un riche fournisseur le surintendant Fouquet; tandis 
que tous les porteurs de grands noms français affectaient les manières 
et le langage des petits négociants. 
Ce travestissement réciproque offrait chaque jour les scènes les plus 
étranges, surtout quand un de ces artisans, sorti tout à coup de sa classe 
par l'effet d'une spéculation plus hardie que loyale, prenait en 
protection un pauvre diable de grand seigneur trop heureux de 
continuer la bonne chère dont il avait l'habitude et qu'il était d'autant 
plus sûr de retrouver chez le parvenu, que celui-ci avait hérité de son 
cuisinier, avec la plupart des autres biens de son illustre famille. Enfin, 
c'est là que la comtesse de Beauharnais, cette aimable créole, veuve 
d'un des hommes les plus élégants de la cour de Louis XVI, avait vu 
pour la première fois ce petit officier corse, qui devait la placer 
au-dessus de toutes les souveraines de l'Europe. 
 
V 
Ceux qui n'en ont pas été témoins ne concevront jamais comment tant 
de classes, de fortunes, de rancunes, d'opinions différentes se 
réunissaient chaque jour, pour le seul plaisir d'échapper aux souvenirs 
de terreur qui avaient fini par atteindre les plus ardents révolutionnaires, 
aussi bien que les plus fidèles de l'ancien régime.
Ces réunions, loin d'engager à des concessions mutuelles, maintenaient 
au contraire les partis les plus opposés dans leur malveillance 
réciproque; mais le besoin de s'amuser est tel en France, que la 
noblesse ruinée (sauf quelques-unes de ces familles dont le puritanisme 
chevaleresque s'est fait honorer), se prêtait de fort bonne grâce à 
profiter des invitations dont les nouveaux enrichis l'accablaient; car la 
vanité de ceux-ci visant à dépenser leur argent en bonne compagnie, il 
fallait voir l'air qu'ils prenaient lorsque charmé du beau visage et de la 
tournure élégante d'une jeune fille, qui avait pour toute parure de bal 
une robe de grosse mousseline et des cheveux coupés à la Titus, vous 
demandiez son nom, et qu'ils vous répondaient en appuyant sur chaque 
syllabe: 
--C'est la fille du ci-devant comte de***, la nièce du duc de***, qui est 
émigré. La pauvre enfant danse comme si elle avait encore une dot. 
Et tous convenaient qu'elle pouvait s'en passer. 
C'était un mélange de dédain insolent d'une part, de protection grossière 
de l'autre, d'imitation de l'antique et de singerie anglaise, de luxe et de 
misère, d'élégance et de burlesque qui alimentait la conversation de tout 
le monde. 
Ceux qui n'avaient perdu au grand naufrage que leur fortune, s'en 
consolaient en riant des bévues de ceux qui l'avaient repêchée et qui la 
dépensaient d'une façon si comique; enfin, jamais époque n'a mieux 
montré à quel point on peut supporter courageusement les plus dures 
privations, lorsque l'amour-propre n'en souffre pas; c'était à qui se 
vanterait de sa pauvreté. Les femmes, qui se rendaient autrefois à 
Versailles en berline à six chevaux, se cotisaient pour payer le fiacre 
qui devait les conduire au spectacle, et les incroyables du jour mettaient 
autant de fatuité à se raconter leurs économies forcées, que leurs pères 
en mettaient, avant la Révolution, à se vanter de leurs dettes. 
Monarchistes ou républicains, révolutionnaires ou modérés, chacun 
éprouvait au même degré le besoin de se distraire des dangers passés, et 
de l'affreux spectacle qu'on avait eu si longtemps sous les yeux. La 
crainte de    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.