sauver la vie, était le 
bonheur suprême de ce temps de résurrection; et je le demande à ceux 
qui ont recouvré depuis leurs châteaux, leurs honneurs et leurs titres, le 
retour de tous ces biens leur a-t-il jamais procuré d'aussi pures 
jouissances? 
A ce dîner, où chaque convive tenait plus ou moins à l'histoire moderne, 
je me trouvai placée entre deux hommes de caractère, d'esprit et 
d'opinions très-opposés, mais que leur vif désir de briller dans la 
conversation rendaient tous deux fort aimables. C'était le vicomte de 
Ségur et Marie Chénier, l'auteur de Charles IX; en face se trouvaient 
Garat l'idéologue, son neveu Maillat Garat, le chevalier de Panat, 
Benjamin Constant, l'abbé Siéyès, madame Talma et le comte de 
Savernon. Les deux derniers occupaient les places d'honneur auprès de 
la maîtresse de la maison. 
Au milieu de ces spirituels convives on remarquait une figure angélique, 
c'était celle de la fille de madame de Condorcet, de cette ravissante 
Eliza[1] qui, à peine dans l'âge de l'adolescence, avait déjà la taille et 
les traits réguliers d'une statue grecque. 
[Note 1: Elle a épousé depuis M. O'Connor.] 
Je ne saurais peindre l'étonnement, la curiosité, le plaisir que 
j'éprouvais à voir, à écouter tant de gens dont les réputations offraient 
de si piquants contrastes. D'abord terrifiée par le nom de Chénier, je 
gardai un silence observateur. Sans doute mon regard craintif trahissait 
ma pensée, car Chénier quitta un moment son air dédaigneux, et 
m'adressa la parole de la manière la plus gracieuse. Il me fit l'éloge de 
mon mari, auquel, ajouta-t-il, il avait été assez heureux pour rendre un 
léger service. 
Ce léger service n'était rien moins que celui de l'avoir fait sortir de la 
Conciergerie, la veille du jour où il devait être conduit au tribunal
révolutionnaire. 
Je ne sais ce qui me frappa le plus des manières aristocratiques du 
citoyen Chénier, ou de la gaieté républicaine du vicomte de Ségur. Le 
premier avait fait tant de sacrifices à l'égalité, qu'on ne s'attendait pas à 
le voir prendre autant de soins de tenir à distance ceux qui auraient pu 
le traiter d'égal, et l'on ne s'attendait pas davantage à entendre le 
vicomte de Ségur rire de sa misère, et s'amuser si franchement des 
ridicules des bourreaux qu'il avait bravés. 
J'avais vu souvent le vicomte chez madame de Courcelles, vieille 
femme d'esprit, dont j'habitais la maison. Elle et moi lui avions souvent 
prêché la prudence, mais inutilement. L'aspect même de la fatale 
charrette qu'il rencontrait en venant nous voir ne l'empêchait pas de 
faire des épigrammes beaucoup trop plaisantes sur les membres du 
comité de Salut public, sur les orateurs des sections, enfin sur les 
autorités féroces et burlesques qui régnaient alors. Il poussait l'audace 
jusqu'à conserver sa coiffure poudrée, ses ailes de pigeon, son habit 
ordinaire, sa tournure, se 
 
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