de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, 
non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au 
passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne 
de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le 
double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, 
tout le monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?» 
mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma 
grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton 
qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; 
que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui 
cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas 
entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse 
d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en
profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de 
rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, 
pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le 
coiffeur a trop aplatis. 
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait 
nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand 
nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait: 
«Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la 
voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous 
un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la 
Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au 
jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, 
dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup 
d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air 
de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. 
Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon 
grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme 
excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois 
pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. 
J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des 
anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le 
père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon 
grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès 
de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de 
Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à 
lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils 
firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un 
coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! 
mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau 
temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et 
mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme 
un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie 
a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir 
de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de 
chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un 
mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier
chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer 
la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il 
ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant 
les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est 
drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y 
penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois, comme le 
pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon 
grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il 
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon 
grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence 
faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à 
absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était 
récrié: «Mais comment? c’était un cœur d’or!» 
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon mariage, M. 
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes 
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la 
société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito 
que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,—avec la 
parfaite innocence    
    
		
	
	
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