De linfluence des passions sur le bonheur des individus et des nations | Page 2

Anne Louise Germaine Necker Baronne de Stael-Holstein
la révolution ne sont pas absolument distincts de ceux de la constitution; enfin, on doit se confier assez à l'élévation de son ame pour ne pas craindre, en examinant des pensées, d'être soup?onné d'indifférence pour les crimes. C'est avec la même indépendance d'esprit que j'ai taché, dans la première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de l'homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les questions de morale: certes, les passions influent autant que les gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la retraite on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même éprouvés; il me para?t qu'il ne doit pas en co?ter plus pour parler philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour, ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux parties de cet ouvrage, j'ai également cherché à ne me servir que de ma pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment: on verra si j'ai réussi.
Les passions, cette force impulsive qui entra?ne l'homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au poids qu'ils doivent soulever, et la destinée de l'homme ne serait composée que d'un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent: les caractères qui ne sont point passionnés se placent d'eux-mêmes dans la situation qui leur convient le mieux; c'est presque toujours celle que le hasard leur a désignée; ou s'ils y apportent quelque changement, c'est seulement dans ce qui s'offre le plus facilement à leur portée. Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n'ont pas besoin de nous; leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu'ils ont re?us de la destinée; mais la base de ce bonheur est toujours la même, c'est la certitude de n'être jamais ni agité ni dominé par aucun mouvement plus fort que soi. L'existence de ces êtres impassibles est soumise sans doute, comme celle de tous les hommes, aux accidents matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc.; mais c'est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou morales qu'on éloigne ou prévient de semblables peines. Le bonheur des caractères passionnés, au contraire, étant tout à fait dépendant de ce qui se passe au-dedans d'eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque soulagement dans les réflexions qu'on peut faire na?tre dans leur ame. Leur entra?nement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont plus besoin du système qui a pour but unique d'éviter la douleur. Enfin, les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de ressemblance, puissent être tous l'objet des mêmes considérations générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété; leur existence est monotone, quoique chacun d'eux ait un but différent; et il y a autant de nuances que d'individus, sans qu'on puisse découvrir une véritable couleur. Si dans un traité sur le bonheur individuel je ne parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel d'analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu'ils laissent à l'influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt de passions; mais une collection d'hommes est composée d'un nombre certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu près pareil; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes du hasard sont soumises à un calcul positif quand les chances se multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces: il y a des villes d'Italie où l'on calcule avec exactitude combien d'assassinats se commettent régulièrement tous les ans: ainsi les événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le résultat d'un grand nombre de chances. C'est ce qui doit conduire à penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence géométrique. La morale, chaque fois qu'elle s'applique à tel homme en particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par rapport à lui: l'organisation d'une constitution se fonde toujours sur des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des résultats toujours semblables et toujours prévus. Les passions sont la plus grande difficulté des gouvernements: cette vérité n'a pas besoin d'être développée; on voit aisément que toutes les combinaisons sociales les
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