dans les rues de la ville, et si grand que fût le «hall» des 
séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver place; aussi refluait-il 
dans les salles voisines, au fond des couloirs et jusqu'au milieu des 
cours extérieures; là, il rencontrait le simple populaire qui se pressait 
aux portes, chacun cherchant gagner les premiers rangs, tous avides de 
connaître l'importante communication du président Barbicane, se 
poussant, se bousculant, s'écrasant avec cette liberté d'action 
particulière aux masses élevées dans les idées du «self government» 
[Gouvernement personnel.]. 
Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas obtenu, 
même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci était 
exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants; nul 
autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les magistrats 
du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus par la 
population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs administrés, pour 
saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.
Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle. 
Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De 
hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais 
mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, 
véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des panoplies 
d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de toutes les 
armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les murs dans un 
entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d'un millier de 
revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de 
pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux, 
complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, les 
échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaques brisées 
au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et 
d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les 
guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de l'artilleur surprenaient 
l'oeil par leur étonnante disposition et laissaient à penser que leur 
véritable destination était plus décorative que meurtrière. 
A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un 
morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre, précieux 
débris du canon de J.-T. Maston. 
A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre secrétaires, 
occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un affût sculpté, 
affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un mortier de 
trente-deux pouces; il était braque sous un angle de quatre-vingt-dix 
degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte que le président 
pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs [Chaises à bascule en 
usage aux États-Unis.], un balancement fort agréable par les grandes 
chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de tôle supportée par six 
caronades, on voyait un encrier d'un goût exquis, fait d'un biscaïen 
délicieusement ciselé, et un timbre détonation qui éclatait, à l'occasion, 
comme un revolver. Pendant les discussions véhémentes, cette sonnette 
d'un nouveau genre suffisait peine à couvrir la voix de cette légion 
d'artilleurs surexcités. 
Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les 
circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de 
bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du 
Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût pas 
dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité. 
Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, 
d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un 
chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère 
inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant 
des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires; 
l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste 
colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, 
et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de 
la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul bloc. 
Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; 
nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra fertile en 
inventions; audacieux dans ses idées, il contribua puissamment aux 
progrès de cette arme, et donna aux choses expérimentales un 
incomparable élan. 
C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception 
dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués 
semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, pour 
deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, 
Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de l'énergie, de 
l'audace et du sang-froid. 
En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, absorbé, 
le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme, cylindre de 
soie noire qui semble vissé sur les crânes américains. 
Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; ils 
s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions, ils 
examinaient    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.