Cours Familier de Littérature (Volume 1) | Page 9

Alphonse de Lamartine
devint mutuelle
quand les années finirent par niveler les âges alors si divers; amitié
restée après sa perte au fond de mon coeur comme une lie de regrets
qu'on ne remue jamais en vain.
XVIII.
Après avoir salué, avec une aisance mêlée de respect, ses deux voisins,
supérieurs en âge et en rang à lui, l'abbé m'abandonnait ses chiens, que
je tenais en laisse; il étendait avec soin son fusil, aussi poli que de l'or
bruni, sur la mousse, et il s'asseyait dans la troisième chaire de roche
que la nature semblait avoir taillée pour ces trois amis.

Alors commençait entre ces trois hommes, d'âge, d'esprit et de
condition si divers, un entretien d'abord familier comme le voisinage et
nonchalant comme le loisir sans but; mais bientôt après l'entretien
sortait des banalités de la simple conversation; il s'élevait par degrés
jusqu'à la solennité d'une conférence sur les plus graves sujets de la
philosophie, de la politique et de la littérature. Mon père y apportait
cette franchise brève et sobre de pensées et d'impressions qui
caractérisaient son âme et son esprit; M. de Vaudran, des connaissances
nettes et intarissables; le jeune vicaire, la modestie et cependant l'ardeur
de son âge.
La politique était toujours le premier texte de l'entretien: l'élévation du
site, la solitude du lieu, la discrétion des rochers, qui inspiraient, dans
ces temps suspects, une parfaite sécurité aux interlocuteurs, la
confiance absolue qu'ils avaient les uns dans les autres, laissaient
s'épancher leurs âmes dans l'abandon de leurs pensées. Ils étaient tous
les trois, dans des mesures diverses et pour des causes différentes,
ennemis du despotisme militaire qui avait succédé à l'anarchie de la
Révolution, et qui pesait alors sur les esprits plus encore que sur les
institutions: mon père, par attachement chevaleresque aux rois de sa
jeunesse, pour lesquels il avait versé son sang et joué sa tête; M. de
Vaudran, par amertume d'une situation élevée conquise par ses talents,
perdue dans l'écroulement général des choses; l'abbé Dumont, par
ardeur pour la liberté dont il avait déploré les excès dans sa première
jeunesse, mais dont il s'indignait maintenant de voir la respiration
même étouffée en lui et autour de lui.
XIX.
Ces trois amis s'entendaient admirablement dans une opposition
commune au gouvernement du jour; les deux plus âgés, cependant,
détestaient bien davantage la démagogie sanguinaire de 1793, à
laquelle leurs têtes venaient d'échapper. La triste option à faire, en ce
temps-là, entre des tyrans populaires ou des oppresseurs militaires, était
presque tous les jours le thème de leur discussion. Quand ces
discussions étaient épuisées et terminées par de tristes retours sur la
monotonie des regrets et sur la vanité des espérances, mon père, M. de

Vaudran ou le jeune abbé tiraient un volume de leur poche; ils citaient à
l'appui de leurs opinions l'autorité de l'écrivain qu'ils étudiaient alors.
Tantôt c'était un Montesquieu, ce prophète de l'expérience, qui montrait
la source et les effets des législations; tantôt un J.-J. Rousseau, qui avait
porté le rêve dans la politique, et dont le Contrat social, oracle la veille,
venait de recevoir de la pratique et de la raison autant de démentis qu'il
contient de chimères; tantôt un Fénelon, dont le seul vice dans ses
utopies sociales était de ne pas croire au vice; tantôt un Platon,
construisant des républiques comme des nuées suspendues sur le vide;
tantôt un Aristote, ce Montesquieu de l'antiquité, cherchant des
exemples plus que des règles et faisant l'anatomie des gouvernements et
des lois.
Plus souvent c'était un petit Tacite latin, que M. de Vaudran portait
habituellement dans sa veste, et qu'il lisait tantôt en français, tantôt en
latin, à ses deux amis, en leur faisant remarquer avec éloquence le nerf,
la justesse, la portée de l'idée jetée à travers l'histoire, pour faire de
chaque événement une leçon.
Le lendemain, c'était quelque autre livre qu'on avait cité la veille dans
l'entretien, et que M. de Vaudran avait promis d'apporter de sa
bibliothèque. On le feuilletait tout haut, pour y chercher le texte discuté.
Philosophie, religion, législation, histoire, poésie, roman, journal même,
tout passait et repassait tour à tour ou tout à la fois par les controverses
de cette académie en plein air. L'entretien qui interrompait ou qui
suivait les lectures prenait naturellement le ton grave, léger ou
sentimental du volume. C'était le plus souvent M. de Vaudran qui lisait
quand le livre était dogmatique; l'abbé lisait les journaux, les pamphlets
acerbes, les anecdotes analogues à son âge; mon père lisait
admirablement les poëtes. J'entends encore d'ici, après quarante ans, ces
voix à timbres divers résonner dans ce petit amphithéâtre sonore de
rochers, qui les répercutait avec la vibration lapidaire d'une voûte
souterraine ou d'une eau qui coule dans une profonde cavité.
XX.
Je me souviens surtout d'un soir d'été où M. de Vaudran, ayant apporté

par hasard avec lui un
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