son père d'une surveillance intime auprès de Savine,
elle vint un matin rue de l'Arcade à l'heure du déjeuner, arrivant comme
à l'ordinaire les bras pleins et les poches bourrées de provisions de
toutes sortes liquides et solides.
Un des grands plaisirs de M. Houssu était, lorsque ses clients lui en
laissaient le temps, de faire lui-même sa cuisine, ne trouvant bon que ce
qu'il avait préparé de sa main.
Lorsque Raphaëlle entra, il était en manches de chemise, occupé à
couper du lard en petits morceaux.
--Tu viens déjeuner avec nous, dit-il gaiement, eh bien, je vais te faire
une omelette au lard dont tu me diras des nouvelles; mais qu'est-ce que
tu nous apportes de bon?
Abandonnant son lard, il passa l'inspection des provisions que
Raphaëlle venait de poser sur sa table.
--Un jambon de Reims, bonne affaire, voilà qui change ma stratégie
culinaire, c'est un renfort qui arrive à un général au moment de livrer
bataille; je vais mettre quelques tranches de jambon dans l'omelette, tu
vas voir ça;--il développa deux bouteilles;--_vermouth, vieux rhum_,
fameuse idée, tu es une bonne fille, tu penses à tes parents, c'est bien,
c'est très bien: si nous prenions un vermouth avant déjeuner, ça nous
ouvrirait l'appétit.
Sans attendre une réponse, il se mit à déboucher la bouteille de
vermouth.
--Non, dit Raphaëlle, j'aime mieux une absinthe.
--Il n'y en a plus; nous avons fini le reste hier.
--Eh bien, on va aller en chercher.
Tirant une pièce d'argent de son porte-monnaie, elle la tendit à sa mère
qui essuyait la vaisselle mélancoliquement dans un coin.
Madame Houssu se leva et ayant pris une fiole en verre blanc, elle
sortit pendant que Raphaëlle défaisant son chapeau et sa robe--une robe
de Worth,--les accrochait à un clou, entre deux casseroles.
--C'est ça, ma fille, mets-toi à ton aise, dit M. Moussu, il fait chaud.
Mais à ce moment madame Houssu rentra sans la fiole.
--Et l'absinthe? demanda Raphaëlle.
--J'ai envoyé la fille de la concierge.
--Quelle bêtise! elle va licher la bouteille, s'écria Raphaëlle.
--Allons, ma fille, dit M. Houssu, ne porte pas des jugements
aventureux sur cette enfant, à son âge...
--Avec ça qu'à son âge je n'en faisais pas autant!
Le feu était allumé, les oeufs étaient battus: l'omelette fut vite cuite; le
temps de boire les trois verres d'absinthe, et l'on put se mettre à table:
M. Houssu au milieu, les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux
coudes, le col déboutonné; à sa droite, madame Houssu, correctement
habillée; à sa gauche, Raphaëlle, imitant le débraillé paternel et ayant
pour tout costume sa chemise et un jupon blanc.
M. Houssu commença par servir sa fille avec un air triomphant.
--Goûte-moi ça, dit-il, est-ce moelleux, est-ce soufflé? Tu as eu une
fameuse idée de venir déjeuner avec nous.
--J'ai à te parler.
--Eh bien, ma fille, parle en mangeant, comme je t'écouterai.
--Tu as lu ce que les journaux disent du prince?
--Qu'il allait épouser une jeune Américaine.
--Il n'y a pas de fumée sans feu; en tout cas l'affaire mérite d'être
éclaircie et je compte sur toi pour ça. Tu vas partir pour Bade et
m'organiser une surveillance intime, comme tu dis dans tes circulaires,
autour du prince Savine et de madame de Barizel, cette Américaine.
--Moi! ton père!
--Eh bien?
--C'est à ton père que tu fais une pareille proposition!
--A qui veux-tu que je la fasse?
Vivement, violemment, M. Houssu se tourna vers elle en jetant son
épaule gauche en avant par le geste qui lui était familier lorsqu'il
voulait mettre sa décoration sous les yeux d'un client qu'il fallait
éblouir.
--Tu ne parlerais pas ainsi, s'écria-t-il en frappant sa chemise de sa
large main velue, si le signe de l'honneur brillait sur cette poitrine.
--Puisqu'il n'y brille pas, écoute-moi et ne dis pas de bêtises. On raconte
que Savine va se marier. S'il est quelqu'un que cela intéresse, c'est moi,
n'est-ce pas?
M. Houssu toussa sans répondre.
--Dans ces conditions, continua Raphaëlle, il faut que je sache à quoi
m'en tenir, et comme je ne peux pas aller à Bade voir par moi-même
comment les choses se passent, je te demande de me remplacer.
--Moi, l'auteur de tes jours?
--Encore, s'écria Raphaëlle, impatientée, tu m'agaces à la fin en nous la
faisant à la paternité. En voilà-t-il pas, en vérité, un fameux père qui
abandonne sa fille pendant vingt ans, c'est-à-dire quand elle avait
besoin de lui, et qui ne s'occupe d'elle que quand elle commence à sortir
de la misère, c'est-à-dire quand il voit qu'il peut avoir besoin d'elle et
qu'elle est en état de l'obliger.
M. Houssu s'arrêta de manger, et, repoussant son assiette, il se croisa
les bras avec dignité.
--Si c'est pour le jambon de Reims que tu dis ça, s'écria-t-il, c'est bas;
nous aurions mangé

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