maîtresse de Savine, avait vu arriver un 
matin dans la cour de son hôtel deux chevaux russes superbes, deux de 
ces puissants trotteurs qui battent, en se jouant, les anglais comme les 
arabes, et Savine n'avait pas tardé à paraître. Comme Raphaëlle 
menacée d'une angine disait qu'elle était désolée de ne pas pouvoir faire 
atteler ses chevaux ce jour même et de sortir, il s'était fâché. C'était 
justement l'ouverture de la réunion de printemps à Longchamp, et il 
voulait que ses chevaux fussent vus de tout Paris à cette réunion à 
l'aller et au retour; il ne les avait fait venir de son haras et ne les avait 
donnés que pour cela. «Si vous ne pouvez pas vous en servir, avait-il 
dit, je les garde pour moi, je m'en sers aujourd'hui, et, une fois qu'ils 
seront entrés dans mes écuries, ils n'en sortiront pas. En vous 
enveloppant bien, vous n'aurez pas trop froid: il ne faut pas s'exagérer 
son mal ou l'on se priverait de tout.» Au risque d'en mourir, car il 
soufflait un vent glacial, Raphaëlle avait été aux courses, et à l'aller 
comme au retour ses trotteurs à la robe grise avaient provoqué
l'admiration des hommes et l'envie des femmes. 
Il fallait continuer, car, de son côté, Otchakoff continuait de jouer, 
perdant toutes les nuits ou gagnant des coups de trois ou quatre cent 
mille francs, tantôt contre celui-ci, tantôt contre celui-là, sans jamais 
lasser l'admiration de la galerie, qui répétait toujours son même mot: 
«Cet Otchakoff, quel estomac!» ce à quoi Savine répondait toutes les 
fois qu'il pouvait répondre, en haussant les épaules et en disant que si 
Otchakoff, avait de l'estomac devant un tapis vert, il n'en avait pas 
devant une nappe blanche, le pauvre diable étant incapable de boire 
seulement les quatre ou cinq bouteilles de champagne qui, chez un vrai 
Russe, remplace l'acte de naissance ou le passeport pour prouver la 
nationalité. 
Pour continuer la lutte, sinon avec économie, au moins d'une façon qui 
ne fût pas nuisible à ses intérêts, Savine qui depuis longtemps se 
contentait des collections qu'il avait recueillies par héritage, s'était mis 
à acheter des oeuvres d'art de toutes sortes: tableaux, bronzes, livres, 
curiosités, n'exigeant d'elles que quelques qualités spéciales: d'être 
authentiques, d'être dans un parfait état de conservation, enfin de coûter 
très cher, de telle sorte que lorsqu'il voudrait les revendre,--ce qu'il 
espérait bien faire un jour, tirant ainsi d'elles deux réclames, l'achat et la 
vente,--il pût le faire avec bénéfice, sans autre perte que celle des 
intérêts. 
Alors, chaque fois qu'il avait fait une acquisition de ce genre, les 
journaux l'avaient annoncée et célébrée: le prince Savine, quel Mécène! 
Il est vrai que ce Mécène ne répandait ses bienfaits que sur des artistes 
morts depuis longtemps: Hobbema, Velasquez, Paul Veronèse et autres 
qui ne lui savaient aucun gré de ses largesses. 
Mais un seul coup de baccara faisait oublier Mécène, et Otchakoff, en 
une nuit heureuse ou malheureuse, s'imposait à la curiosité publique 
d'une façon autrement vivante et palpitante en perdant son argent que 
s'il l'avait dépensé à acheter des Rubens ou des Titien. 
Ce fut alors que Savine exaspéré et perdant la tête, se décida à lutter 
contre son rival en employant les mêmes armes que celui-ci, 
c'est-à-dire à coups de millions. 
Otchakoff, ne trouvant plus à jouer des grosses parties à Paris pendant 
la saison d'été, était venu à Bade jouer contre la banque, et Savine 
l'avait suivi, se disant qu'un homme habile et prudent qui joue contre
une banque de jeu ne doit perdre que dans une certaine mesure qui peut 
se calculer mathématiquement, et même qu'il peut gagner. 
Le tout était donc d'être cet homme habile et prudent. 
Heureusement, les professeurs de systèmes tous plus infaillibles les uns 
que les autres ne manquent pas pour ceux qui veulent jouer à coup sûr; 
il y en a à Paris, et à cette époque il y en avait dans toutes les villes 
d'eaux où l'on jouait: à Bade, à Hombourg, à à Wiesbaden, à Ems, à 
Spa, où ils tenaient boutiques de renseignements et de leçons. 
Dans un de ses séjours à Bade, Savine avait rencontré un de ces 
professeurs: un vieux gentilhomme français de grand nom et de belle 
mine qui, après avoir perdu plusieurs fortunes au jeu, offrait aux jeunes 
gens qui voulaient bien l'écouter «une rectitude de combinaisons 
inexorables» pour faire sauter la banque; mais alors, ne pensant pas à 
jouer, il s'en était débarrassé en lui faisant l'aumône de quelques florins 
que le vieux professeur allait perdre avec une «rectitude inexorable» ou 
qu'il employait à faire insérer dans les journaux des annonces pour 
tâcher de trouver des actionnaires qui lui permissent d'essayer en grand 
son système. 
Arrivé à Bade il avait cherché son homme aux «combinaisons 
inexorables», ce qui n'était pas difficile, car on    
    
		
	
	
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