Contes à mes petites amies | Page 2

J. N. Bouilly
Elle s'informait
toujours si rien ne lui manquait, et souvent elle le conduisait elle-même
à l'office, où elle lui versait une rasade du meilleur vin, qui le
réconfortait; il le buvait de bon coeur, en invoquant le ciel pour le
bonheur et la conservation de celle qui savait si bien soutenir, honorer
sa vieillesse.
Parmi les jeunes personnes du voisinage et de la ville de Tours qui
formaient habituellement la société d'Amélie, et que sa prévoyante
mère avait admises comme les plus dignes de cultiver avec sa fille les
doux épanchements de l'amitié, était Célestine de Montaran, née d'une
famille distinguée par des services militaires. Elle cachait sous des
dehors aimables un orgueil indomptable, et surtout un dédain
outrageant pour tous les gens qui appartenaient à la classe populaire.
Elle s'imaginait qu'ils étaient formés d'une tout autre substance que la
sienne, qu'ils n'avaient ni son âme, ni son intelligence, ni ses organes.
L'insensée! elle ignorait donc que nous sommes tous faits sur le même
modèle, avec plus ou moins de perfection; que nous sommes tous sujets
aux mêmes besoins, aux mêmes infirmités, et qu'après avoir voyagé

dans ce monde, les uns à pied, les autres sur des chars brillants, nous
nous retrouvons, dans l'autre, dépouillés de ces hochets de la grandeur
et de l'opulence, tous égaux, tous soumis au jugement de Dieu, qui ne
distinguera que ceux dont la vie aura été sans tache, et qui ne seront
riches alors que du bien qu'ils auront fait....
Mais la vaine Célestine ne connaissait que l'antique origine de ses
ancêtres, ne calculait que les riches revenus de sa mère, veuve d'un
officier de marine, et dont elle était l'idole, l'unique espoir. Peu instruite
et seulement remarquable par des talents d'agrément, la jeune Montaran
faisait consister le bonheur dans l'éclat et la richesse; et ses yeux
éblouis ne regardaient que comme des esclaves faits pour ramper sur la
terre tous ceux que le sort assujétissait à vivre du travail de leurs mains.
Un jour qu'Amélie et Célestine se promenaient ensemble dans une allée
du parc, devant elles passe le père Daniel, couvert de pauvres
vêtements, et portant sur son dos courbé l'instrument avec lequel il
avait l'habitude de parer les jardins. Il salue sa jeune maîtresse, et lui dit,
avec l'expression du respect et de l'attachement le plus tendre: «Dieu
vous conserve, p'tite mam'zelle!--Quoi! dit Célestine à celle-ci, tu
souffres que ce pauvre t'appelle sa petite!--C'est par habitude, répond
en souriant Amélie: il m'a vue naître; c'est le plus ancien serviteur de
ma mère; et le salut d'un octogénaire n'a jamais rien de
déshonorant.--Pour moi, ma chère, je ne laisse point ces sortes de gens
m'aborder, et je leur permets encore moins de m'adresser la parole. Je
les fais assister par ma femme de chambre, et me garde bien de me
compromettre en leur adressant un seul mot.--Mais la père Daniel n'est
point un étranger pour moi: c'est un ancien jardinier de ma mère, qui,
pour récompense de ses longs services, lui a accordé une retraite qu'il
n'eût point acceptée, s'il n'eût pas cru la mériter: il est trop fier pour cela;
et, tel que tu le vois, Célestine, il ne supporterait pas la moindre
humiliation.--Mais, encore une fois, ma chère, on place ces gens-là
dans quelque hospice, et l'on évite, par ce moyen, leurs fatigantes
familiarités.--Un hospice pour un digne vieillard qui a servi ma famille
pendant un demi-siècle! ce serait l'humilier, lui faire rompre ses chères
habitudes: ce serait lui donner la mort.»
Quelque temps s'écoula, pendant lequel les deux petites amies
s'entretenaient souvent du pauvre vieillard. Amélie le traitait toujours
comme un bon et fidèle serviteur, tandis que Célestine ne cessait de le

regarder comme un être inutile sur la terre, et de le traiter avec dédain.
Jamais elle ne répondait à son salut que par un regard plein de mépris;
et, si quelquefois le père Daniel osait lui adresser la parole, elle lui
tournait le dos et s'éloignait sans lui répondre. Le bon vieillard souriait
de pitié, et semblait demander tout bas au ciel de lui procurer l'occasion
de prouver à la jeune orgueilleuse que, malgré son grand âge, il pouvait
être encore de quelque utilité.
La Providence lui permit de donner à Célestine une leçon tout à la fois
forte et touchante, qui levait servir à la convaincre que nous avons tous
besoin les uns des autres, quelle que soit la distance que le sort semble
avoir mise entre nous. On était au mois de juillet; la chaleur était
extrême. Les deux jeunes amies avaient coutume d'aller respirer le frais
dans une île charmante, ombragée par des arbres très-élevés, entourée
d'une eau limpide et courante, et dans laquelle est établie une grotte
solitaire en face d'un moulin dont l'aspect est ravissant. Un gazon épais
y répand en tout temps une
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