Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants | Page 2

Paul Jacob
se faire écouter, et bient?t on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plus fidèle, que celui de toutes les académies du monde; car l'intérêt du récit tient lieu d'éloquence.
Or, voyez comme à mon insu j'ai contracté l'engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui ai rempli ma longue carrière d'études spéciales, arides et monotones, moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et des matériaux historiques! Néanmoins, je n'ai jamais eu la maladresse et l'incurie de tra?ner mes contes dans la route battue des enfantillages frivoles, niais ou absurdes; j'accorde à l'enfance plus d'estime qu'on ne fait dans bien des systèmes d'éducation, et je tache toujours de l'élever, au lieu de la rabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval, comme Henri IV lui-même m'en donne l'exemple; je ne vais pas, débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants qui demandent une pétulance et une vivacité que j'ai perdues depuis nombre d'années; aussi bien, vaut-il mieux mettre l'enfance à notre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomption téméraire que de lutter avec elle de souplesse et d'activité, quand nous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sans canne.
Selon mon système, justifié par la pratique, je tends toujours à développer l'intelligence, qui suit rarement les progrès de la force physique, et je me plais à cultiver les fruits précoces de l'esprit dans leur na?ve saveur. On a le tort, en général, de priver de lumière ce qui n'aspire qu'à germer et à cro?tre; on prolonge l'enfance, et moi je travaille à la rendre plus courte; je hate la jeunesse, au lieu de la retarder; car, pour augmenter la vie de l'homme, il suffit de la commencer plus t?t, et la vie ne commence réellement qu'avec la pensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser.
Les enfants ne sont pas, d'ordinaire, si légers et si insouciants qu'on les suppose pour toute espèce de notions sérieuses, utiles et raisonnées; leur mémoire manque de discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu'on a pris soin de les revêtir d'une forme attrayante, lorsqu'on s'adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l'age des passions et qu'on ne songe guère à faire tourner au profit de l'enseignement. On ne sait pas jusqu'à quel point cette curiosité instinctive pourrait former la base solide d'une première éducation. L'Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclame principalement beaucoup de temps et de lectures; l'Histoire, dont on a fait un épouvantail d'ennui et d'obscurité; l'Histoire, pour l'étude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n'exigeait pas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail par jour; l'Histoire pourrait devenir la récréation favorite des enfants. C'est donc de l'Histoire que je leur arrange en contes et en nouvelles; c'est de l'Histoire qu'ils viennent chercher autour de moi; c'est de l'Histoire vraie, dramatique et littéraire. Le passé doit servir à l'instruction du présent.
Il y a cinquante ans, dans une fatale année de choléra-morbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à ses petits-enfants. A coup s?r, sa mort aurait été pleurée par tous ceux qui escaladent à l'envi ses genoux, pour arracher quelques-uns des souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses gros volumes; mais, Dieu merci! je vieillirai le plus longtemps possible, je conterai encore bien des contes, si je deviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilles et bouches béantes! Le bibliophile Jacob est convalescent.
Je ne me souvenais pas d'avoir été malade dans le cours d'une vie longue et occupée, excepté une seule fois au collège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir le prix d'histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur, n'a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoir à toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerre perpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hatais pourtant d'achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection, comme par pressentiment de le voir bient?t interrompu; j'écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu de mots est permis à la gravité de mon age, je ne m'endormais pas sur la plume.
Hélas! tout excès a des conséquences funestes et j'eus à me repentir de m'être trop haté. Je n'étais plus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d'énergie que le corps n'avait plus. Les veilles avaient br?lé mon sang; la continuité d'une oeuvre d'imagination avait irrité ma sensibilité nerveuse. J'étais à bout de forces, sinon de courage.
Il fallut, malgré moi, m'enlever de mon fauteuil, m'arracher à mes livres et manuscrits. Vainement j'essayai de persuader au médecin que la santé ne m'avait pas abandonné un instant et que cette fièvre lente n'était qu'un effet de ma préoccupation d'esprit: il fron?ait le sourcil, en tenant mon poignet
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