Contes dAmérique | Page 2

Louis Mullem
son visage et se coupait sataniquement à son profil yankee, taillé dur comme un éclat de granit.
Andrew n'était plus d'allure joyeuse, comme à l'arrivée de ses amis; il affectait, au contraire, une attitude abattue et sombre; la scène devenait morne et glacée, comme une conférence au début.
On attendait, muets et intrigués, depuis quelques minutes, lorsque Andrew daigna prendre la parole sur le ton d'un homme aux prises avec les idées les plus noires.
--Je me propose, messieurs, vous l'avez deviné, de soumettre, cette fois encore, quelques pages à votre appréciation. Pardonnez à mon trouble, à ma fièvre pendant cette lecture. Les ressorts les plus douloureux de mon être sont mis en jeu dans ce que vous allez entendre, mon avenir d'homme et d'artiste dépendra du jugement que vous en porterez.
Après ce préambule, passablement obscur, Andrew s'empara d'un feuillet, mais à peine le consultait-il, ayant adopté le parti d'arrêter ses yeux gris sur l'auditoire avec une bizarre ténacité.
--?Il y a quelques heures, la forêt était triste, commen?a-t-il, la brume pleurait sur la verdure noire des pins. Tout près d'ici, pourtant, deux jeunes gens cheminaient au hasard, le fusil sur l'épaule, comme pour une promenade. Ils étaient frères, presque du même age, mais on ne l'e?t pas soup?onné, tant ils différaient de traits et de conformation.
?Ils marchaient taciturnes, l'un obsédé de pensées difficiles à exprimer, l'autre assombri par le pressentiment d'un entretien orageux.
?Ils approchaient du grand étang, dont l'eau dormante, miroitant à la paleur du ciel, déroulait ses plaques d'argent mat entre les roseaux.
?Tout à coup, l'a?né s'arrêta, droit campé, l'arme au pied, l'oeil en flamme.
?--Frère, que penses-tu des tiens, interrogea-t-il brusquement.
?L'autre hésita, mesurant, stupéfait, la portée d'une pareille question.
?--Je vous aime tous, dit-il, mon père, ma mère, mes soeurs et toi-même...
?L'a?né, sans fléchir, le verbe rude et amer, répondit:
?--Tu nous aimes! Tu as tort! Cet amour, on ne saurait te le rendre.
?--Voilà de dures paroles, frère; que veux-tu dire? demanda le plus jeune, déjà des larmes dans la voix.
?L'a?né se taisait, cherchant à frapper juste.
?--Ai-je commis quelque faute, t'aurais-je blessé par mégarde? insista l'enfant.
?--Non! dit l'a?né, dont l'accent passait de la raillerie à la colère grandissante. Non! mais regarde-moi bien en face, tu vas me comprendre. Ne suis-je pas, en réalité, comme mon père, type maigre et rugueux, un descendant direct de la vieille souche américaine? Oui, n'est-ce pas? Je porte au front la paleur jaune du dollar, j'ai le masque rigide de l'éternel chercheur d'or; toi, tu contemples avec de grands yeux bleus la vie comme dans un rêve, tu es blanc et rose et blond comme une vierge de ballade...?
MM. Fogg et Gibb devinrent, à ces mots, très perplexes et se désignèrent, à la dérobée, deux photographies encastrées sur la cheminée, dans le joint du miroir. Il semblait clair et d'après ces portraits qu'Andrew dépeignait sa propre image et celle de son frère Harris Wallholm, qu'on était d'ailleurs surpris de ne pas voir présent à cette fête intime. Le récit pénétrait donc dans une situation bien délicate... M. Johann Schelm, cependant, demeurait calme et apparemment très distrait dans son fauteuil, tandis qu'Andrew poursuivait sa narration avec une croissante furie de ton et de geste.
?--A quelles misères t'arrêtes-tu? dit le plus jeune tout interdit. Qu'importe la figure? Notre ame est pareille.
?L'a?né haussa les épaules en un mouvement de rage mal ma?trisée.
?--Notre ame est pareille! Chimère qu'un Américain ne saurait concevoir.
?--Ne sommes-nous donc pas de la même nation et du même sang!
?--Tu vas le savoir. Réponds! Que penses-tu de cet étranger toujours présent dans notre maison?
?--L'associé de notre père? Oui, je sais qu'au fond du coeur, tu le hais.
?--Oh! de toute ma haine, depuis l'extrême enfance, depuis une scène funeste... qui est l'histoire de ta vie. Le père, à cette époque, était un travailleur obstiné, sans cesse anxieux et rude, dont chacun avait peur. L'autre, l'émigré, parlait habituellement à ma mère dans un langage de douceur et de cajolerie sournoise qui soulevait mes répulsions d'instinct. Il y eut drame un jour: Ma mère voilait son front de ses mains, l'étranger montrait une attitude louche, je tremblais et pleurais au bruit des menaces de mon père. Que s'était-il passé? Je ne pouvais comprendre alors, mais tu naquis peu après, tu grandissais, je t'observais avec une persistance d'abord inconsciente, puis volontaire, et enfin la vérité se reconstruisit entière dans mon cerveau: La trahison revivait en toi; elle éclatait dans ta ressemblance exacte, absolue, ridicule, avec cet homme d'autre race. Ton existence était une honte, un crime et une dérision! Me comprends-tu maintenant?
?Le plus jeune eut un cri déchirant, il étendit les bras comme s'il e?t voulu se retenir sur le bord d'un ab?me.
?Puis il se fit un silence tout frémissant entre ces deux frères qui n'osaient plus lever les yeux l'un vers l'autre...?
Andrew, conformément à son récit, fit une pause durant laquelle MM. Gibb
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