Contes, Nouvelles et Récits | Page 3

Jules Janin
feuillées une douzaine de charbonniers, qui, voyant le porc allant de leur c?té, poussèrent des cris de joie:
--Ah! mon Dieu! disaient-ils, ami Jean, où donc as-tu trouvé tant de provende?
Et les voilà entourant la bête et son guide. Ils ne contenaient pas leur joie; ils dansaient en rond et chantaient: Ami pourceau! quelle fête et quel bonheur! Nous mangerons ton sang, nous mangerons ta chair! Nous ferons des saucisses, des boudins, des grillades; ta tête et tes pieds nous reposeront d'un long je?ne!
Et tous ils étaient si contents, si joyeux, qu'ils ne virent pas même le bailli. Celui-ci poursuivit son chemin.
--Tu le vois bien, lui disait son camarade, avec son méchant rire, ces paysans affamés ne m'ont pas donné le pourceau de bon coeur.
Le bailli baissa la tête en se demandant où en voulait venir le prince des ténèbres? Il savait que, de tous les logiciens de l'école d'Aristote, le diable était le plus grand de tous. Pas un argument qu'il ne rétorque, et pas un syllogisme dont il ne trouve à l'instant même le défaut.
Cependant ils arrivèrent à la porte d'une cabane, et sur le seuil ils trouvèrent une humble vieille qui filait sa quenouille en agitant de son pied lassé un petit berceau. L'enfant criait et gémissait; il appelait sa mère; il avait faim. La mère était au loin qui ramassait des branches mortes, et l'enfant criait toujours:
--Ah! maudit enfant, disait la vieille, que le diable t'emporte!
Ici, le méchant bailli eut encore un certain espoir. La vieille était si pauvre! un enfant de plus dans cette cabane était une bouche de plus. Ce triste bailli s'imaginait que la corvée avait réduit ces hommes et ces femmes à n'être plus que des bêtes sauvages dans les bois. On e?t dit que son compère aux pieds fourchus partageait ses idées. Déjà même il tendait la main pour s'emparer de la frêle épave, et c'en était fait, le diable était vaincu... Mais sit?t que l'ombre e?t touché le berceau, la vieille, aux bras vigoureux encore, emporta le petit enfant du c?té de sa mère. Elle arrivait, celle-ci, chargée de ramée:
Messire loup, n'écoutez mie Mère tenchant, son fieu qui crie.
--Arrive donc! ma fille, s'écria la mère-grand. L'enfant t'appelle, il a soif, il a faim, et je ne puis que le bercer.
La jeune mère, à l'instant même, jetant son fardeau, découvrit sa mamelle et le montra à l'enfant, qui se prit à sourire.
--Ah! je te plains, dit le démon à son compagnon; tu vois que j'y mettais de la bonne volonté, mais tu ne saurais soutenir que la vieille m'ait donné son petit enfant de bonne grace. Allons, courage! et cherchons autre chose. Nous avons encore du chemin à faire avant d'arriver à tes besognes. Mais aussi je suis bien bon d'écouter ces paroles en l'air; un vieux conte l'a dit avant moi.
Et ils poursuivirent leur chemin.
Plus ils marchaient, plus le ciel devenait sombre, et pourtant midi n'avait pas encore sonné. Ils allaient entre deux haies, le bailli songeant à sa destinée et cherchant quelque ruse en son arsenal, le démon marmottant une antienne, en dérision; les deux porteurs de sacs, parfaitement indifférents à ce qui se passait autour d'eux, car leur infime condition les mettait à l'abri de la colère du prince des ténèbres. On e?t dit que la solitude était agrandie et que le chemin s'allongeait de lui-même. Il n'y avait rien de plus triste à voir que ces quatre monotones voyageurs.
Il y eut cependant une éclaircie inattendue: une maison neuve et de gaie apparence. Elle était batie en belles pierres et recouverte en tuiles avec des carreaux de vitre, très rares en ce temps-là, qui resplendissaient au soleil. On e?t dit que ce chef-d'oeuvre avait été apporté, tout fait, dans la nuit, à l'exposition du soleil levant, sur le penchant de la colline. Une grande aisance, un ordre excellent présidaient à cette habitation. On entendait chanter le coq vigilant; les chiens jappaient; une belle vache à la mamelle remplie errait librement dans l'herbe épaisse; on entendait sur le toit roucouler les pigeons au col changeant; des canards barbotaient dans la mare, et le long du potager s'élevait la vigne en berceau.
Le démon contempla sans envie une si grande abondance, et, se tournant vers le bailli stupéfait:
--M'est avis, ma?tre égorgeur, que voilà un logis oublié dans tes procédures. Prends garde à toi, j'irai le dire à ton ma?tre, et sans nul doute il mettra à la porte un comptable si négligent que toi.
Le bailli, cependant, ne savait que répondre. Il était tout ensemble heureux d'avoir rencontré cette nouvelle mainmortable et honteux de n'avoir pas encore exploité cette fortune. Il en avait tant de convoitise, qu'un instant il oublia son compagnon. A la fin, et s'étant bien assuré qu'il avait son cornet à ses c?tés et du parchemin à la marque de
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