terre existât. C'était une relâche, et cette race, taillable 
et corvéable à merci, eût peut-être fini par retrouver l'espérance et
quelques épis, si M. le marquis n'eût pas laissé M. son bailli dans son 
marquisat dévasté. 
Ce bailli, avec un peu plus de courage, eût été homme d'armes au 
compte de quelque ravageur de province. Il s'était fait homme de loi, 
parce qu'il n'eût pas osé porter une torche ou toucher une épée. Il s'était 
donné la tâche unique, ayant droit de basse et haute justice à dix lieues 
à la ronde, et jugeant souverainement, de ne rien laisser dans les 
masures: pas un oeuf, pas un flocon de laine, un morceau de pain, une 
botte de paille. Il revenait de chaque expédition rapportant quelque 
chose et soupçonnant ses paysans de cacher leur argent et leur bétail. 
Quatre fois par an, ce bourreau entrait en campagne, et, sauve qui peut! 
Or, par un jour sombre et pluvieux de l'automne, au moment où déjà la 
bise et l'hiver s'avancent, M. le bailli des sires de Mondragon sortit du 
château, chaudement enveloppé sous le manteau d'un malheureux 
fermier qu'il avait envoyé aux galères. Deux serfs le suivaient, portant 
deux sacs vides. Il était monté sur un cheval bien nourri d'avoine et de 
foin, de si belle avoine, que les chrétiens de céans en auraient fait leur 
pain de fiançailles. L'aspect de cet homme était terrible. Il s'avançait 
cependant d'un pas réservé dans la solitude et le silence. Il comprenait 
que la haine était à ses trousses et que la vengeance allait devant lui. 
Mais rien ne l'arrêtait dans ces expéditions suprêmes. 
Quand il eut dépassé le cimetière et l'église, au détour du chemin, il 
entra dans une lande aussi stérile que tout le reste, et dans un espace de 
vieux arbres qu'il fallait absolument franchir avant d'arriver dans les 
villages de la seigneurie. Peu à peu, ne rencontrant personne, il se 
sentait rassuré, lorsque, d'un vieux chêne dont la tête se perdait dans les 
cieux, il vit sortir un homme... ou tout au moins un fantôme, qui posa 
sa main puissante sur la croupe du cheval. Le cheval en éprouva un 
soubresaut par tout son corps. Alors le cavalier, tournant la tête, osa 
contempler ce compagnon silencieux. C'était moins un corps qu'une 
image, une ombre. On voyait briller dans sa face implacable deux yeux 
noirs, dont le blanc même était noir. Ça brillait, ça menaçait, ça brûlait. 
M. le bailli n'eut pas grand'peine à reconnaître qu'il venait de rencontrer 
son grand'père, le diable en personne, et celui-ci, d'une voix de l'autre
monde: 
--Je sais où tu vas, dit-il, et je vais de ce côté. Voyageons ensemble... 
Ils allèrent donc, lorsqu'ils rencontrèrent au carrefour de la forêt (c'est 
incroyable et c'est vrai pourtant) un paysan traînant après lui un porc 
qui revenait de la glandée. Il avait sauvé ce porc par grand miracle et 
l'emmenait dans son logis, tremblant d'être aperçu par quelque 
assesseur du bailli. Certes, celui-ci n'eût pas mieux demandé que 
d'enfouir la bête au fond d'un sac et de rentrer dans le château, pour se 
remettre en campagne le lendemain; mais le cheval obéissait à la main 
ténébreuse. En même temps, le pourceau refusait d'aller plus loin et se 
débattait de toutes ses forces. 
--Que le diable t'emporte! s'écria le paysan. 
A ces mots, le bailli, qui commençait à trembler fort, se sentit tout 
rassuré. Car c'est l'usage entre les démons de l'autre monde et les 
démons de celui-ci, sitôt que le diable a trouvé sa proie, il faut 
nécessairement qu'il l'accepte et s'en aille au loin chercher une autre 
aventure. Ainsi, vous rencontreriez Satan lui-même et vous lui 
donneriez à emporter la première créature qui s'offrirait à ses yeux: 
--Tope là! dirait Satan. 
Alors il faudrait bien qu'il se contentât d'une poule noire, ou d'un 
mouton, moins encore, d'une grenouille au milieu du chemin. Ces 
sortes de pactes, cependant, ne lui déplaisent pas, parce que le hasard et 
Satan sont deux bons amis. Plus d'une fois il lui est arrivé de rencontrer 
le vieux père, ou la femme, ou le fils de ce même compagnon, qui déjà 
s'en croyait quitte à si bon compte. 
Hélas! c'est l'histoire d'Iphigénie ou de la fille de Jephté! 
Donc, le bailli, de son petit oeil narquois, disait à cet oeil noir: 
--Puisqu'on te le donne, ami fantôme, prends ta proie, et va-t'en loin 
d'ici. Eh bien, que tardes-tu? c'est le pacte, me voilà délivré de tes
griffes. 
A quoi l'homme noir répondit par un rire silencieux et de petites 
flammes bleues qui sortaient de sa bouche: 
--Oui, dit-il, je tiens ma proie, on me la donne, et je te quitte, à moins 
pourtant que ce bonhomme ne m'ait pas donné son porc de bon coeur. 
C'est le bon coeur qui fait le présent, tu le sais    
    
		
	
	
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