développé de bonne heure et destiné à une longue et 
puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les sens contenus par la 
volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la petite Espagnole devant 
les Madoriettes, chantant des cantiques par dévotion; et lui, pour le 
plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté avec elle aux étoiles durant des 
soirées entières. Et puis ils s'étaient rencontrés sur les sables du Lido, 
ramassant des coquillages, lui pour les manger, elle pour en faire des 
chapelets et des ornements. Et puis encore ils s'étaient rencontrés à 
l'église, elle priant le bon Dieu de tout son coeur, lui regardant les 
belles dames de tous ses yeux. Et dans toutes ces rencontres, Consuelo 
lui avait semblé si bonne, si douce, si obligeante, si gaie, qu'il s'était fait 
son ami et son compagnon inséparable, sans trop savoir pourquoi ni 
comment. Anzoleto ne connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il 
éprouva de l'amitié pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un 
peuple où les passions règnent plus que les attachements, il ne sut point 
donner à cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta 
cette façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection 
suivante: «Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier 
avec moi?» et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, 
nous nous marierons ensemble.» 
Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un jeu, 
tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il est 
certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires et 
ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des 
hommes blasés. 
Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce 
qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à sa 
joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie avec 
une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui imposaient les 
souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait pas 
profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par 
ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand cet 
étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité l'excès de 
sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une expansion chaste 
et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques: «Tant il est vrai
que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche 
qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans se rendre 
compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère encore le 
sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie, enfant lui-même 
au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son âge, homme 
au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il menait avec 
elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise, une vie aussi 
heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi poétique que celle 
de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert. Quoiqu'ils 
eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de famille, 
point de mères vigilantes et tendres pour les former à la vertu, point de 
serviteur dévoué pour les chercher le soir et les ramener au bercail; pas 
même un chien pour les avertir du danger, ils ne firent aucun genre de 
chute. Ils coururent les lagunes en barque découverte, à toute heure et 
par tous les temps, sans rames et sans pilote; ils errèrent sur les paludes 
sans guide, sans montre, et sans souci de la marée montante; ils 
chantèrent devant les chapelles dressées sous la vigne au coin des rues, 
sans songer à l'heure avancée, et sans avoir besoin d'autre lit jusqu'au 
matin que la dalle blanche encore tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent 
devant le théâtre de Pulcinella, et suivirent avec une attention 
passionnée le drame fantastique de la belle Corisande, reine des 
marionnettes, sans se rappeler l'absence du déjeuner el le peu de 
probabilité du souper. Ils se livrèrent aux amusements effrénés du 
carnaval, ayant pour tout déguisement et pour toute parure, lui sa veste 
retournée à l'envers, elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils 
firent des repas somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches 
d'un palais avec des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des 
écorces de cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de 
caresses périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent 
échangé deux honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les 
jours, les années s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; 
Consuelo ne sut pas même qu'on pût avoir d'autres amours que celui 
dont elle était l'objet. Elle devint une jeune fille sans se croire obligée à 
plus    
    
		
	
	
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