Consuelo, Tome 1 | Page 3

George Sand
ou quelque personnage ridicule n'était point, au lieu d'elle, la cause de cette bruyante ga?té.
?Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le Salve Regina de Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda étudie depuis un an.?
Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni embarras, suivit le ma?tre de chant jusqu'à l'orgue, où il se rassit et, d'un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo, avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes vo?tes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les e?t jamais fait retentir. Elle chanta le Salve Regina sans faire une seule faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne f?t complètement juste, plein, soutenu ou brisé à propos; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant ma?tre lui avait données, rendant avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l'inexpérience et l'insouciance d'un enfant, ce que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire à un chanteur consommé: elle chanta avec perfection. ?C'est bien, ma fille, lui dit le vieux ma?tre toujours sobre de compliments. Tu as étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignée.
--Si, Signor professore, répondit Consuelo. A présent je puis m'en aller?
--Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la le?on est finie.?
Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit éventail de papier noir, inséparable jouet de l'Espagnole aussi bien que de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien qu'elle l'e?t toujours auprès d'elle. Puis elle disparut derrière les tuyaux de l'orgue, descendit ave la légèreté d'une souris l'escalier mystérieux qui ramène à l'église, s'agenouilla un instant en traversant la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme, elle mêla son signe de croix et son remerc?ment d'une si plaisante fa?on, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit à rire aussi; et tout à coup, comme si elle se f?t rappelé qu'on l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'église, les degrés et le portique en un clin d'oeil.
Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux écolières silencieuses: ?Honte à vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs, quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du zèle, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez jamais, toutes tant que vous êtes, de la conscience!
--Ah! voilà son grand mot laché! s'écria la Costanza dès qu'il fut sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la le?on, et il ferait une maladie s'il n'arrivait à la quarantième.
--Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès! dit la Zulietta. Elle est si pauvre! elle ne songe qu'à se dépêcher d'apprendre quelque chose pour aller gagner son pain.
--On m'a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur, elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons poumons font le reste.
--Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la sienne.
--Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas beaucoup d'entra?nement à reconna?tre la beauté de Clorinda.
--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours si mal habillée. Décidément c'est une laideron.
--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point d'argent, et point de beauté!?
C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle chantait.

II.
Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans l'église des Mendicanti, où le célèbre maestro Porpora venait d'essayer la
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