m'avait laissé passer l'age des bourses scolaires sans m'aiguiller dans la bonne direction. C'était elle qui m'avait poussé à rechercher des fonctions incompatibles avec mon caractère. C'était elle qui allait maintenant m'accabler de reproches, me parler de nos difficultés d'argent, me faire mesurer ma sottise et mon insuffisance. Non! Non! Je ne pouvais tolérer cela.
Il faisait une chaleur orageuse, déprimante. A force de tourner, je suais à larges gouttes et marchais comme un homme pris de boisson. En fait, j'étais ivre, ivre d'amertume et de colère. Pourtant, l'essentiel était acquis: j'avais préparé toutes mes réponses, j'étais chargé de rancune comme un mortier de coton-poudre. J'étais paré. J'aurais le dernier mot.
Vous pouvez, monsieur, me considérer avec dégo?t. J'y consens. Mais je dois dire les choses comme elles sont. Maintenant, imaginez l'espèce de forcené que j'étais au moment où j'entendis sonner midi et demi et où je me dirigeai vers la rue du Pot-de-Fer, de l'air pressé d'un homme qui a bien gagné sa nourriture.
III
Le couloir qui perfore notre maison, au ras du sol, est sombre dès la porte, comme un terrier. D'innombrables pas en ont usé le dallage, au milieu, si bien qu'il semble, dans toute sa longueur, creusé d'une rigole où séjourne l'eau fangeuse apportée là par les souliers. Ce n'est pas un reste des eaux de lavage: la concierge est vieille et ne lave jamais.
Ce corridor, est, pour moi, un lieu poignant, un de ces endroits qui font partie de notre ame. Toutes mes joies, toutes mes détresses, toutes mes fureurs ont d? passer par ce laminoir. Elles ont laissé aux parois des traces indélébiles, des taches autres que celles qu'y imprime l'humidité, des odeurs farouches que je suis seul à percevoir, mille souvenirs rugueux qui ralentissent toujours mon allure et m'abreuvent de mélancolie.
Le soleil, cause de tout oubli, n'a jamais revu ce corridor, depuis le jour perdu dans le passé où les ma?ons l'enfouirent sous la maison comme un tombeau égyptien sous une pyramide. C'est peut-être pourquoi le couloir est si grouillant de fant?mes.
Je l'aime, comme on aime ces maladies qui font partie de nos habitudes, comme on aime les fleurs peintes sur la muraille pendant les nuits où l'on ne dort pas.
J'aime le rectangle de clarté blême que, par les soirs d'hiver, le bec de gaz du trottoir découpe sur la paroi de mon corridor.
J'aime l'odeur humble et fade qui r?de, avec les courants d'air, dans cet intestin de ma maison. Si je ressuscite dans cinq cents ans, je reconna?trai cette odeur entre toutes les odeurs du monde. Ne vous moquez pas de moi; vous chérissez peut-être des choses plus sales et moins avouables.
S'il m'arrive de rentrer d'une de ces promenades où l'on a go?té maintes choses nouvelles, éprouvé mille désirs, s'il m'arrive de revenir d'une belle journée comme d'un bain purificateur, mon corridor me tombe sur les épaules et me dit: ?Attention! Tu n'es jamais qu'un Salavin?. Cet avertissement me glace, mais il m'est salutaire, car c'est bien inutile de se donner illusion sur soi-même.
Vous le voyez, jusque dans mon récit le corridor agit; il me retarde, il refroidit mon histoire; il me paralyse ainsi qu'il faillit me paralyser ce jour-là, le jour de mon aventure.
Mais, je vous l'ai dit, j'avais trop d'élan: je traversai le couloir comme une fondrière encombrée de ronces; je fus déchiré, je passai néanmoins et, d'un seul mouvement, je me trouvai sur le palier du premier étage.
Là, végète notre vieille concierge, dans une obscurité hantée d'odeurs culinaires, sous le crachotement d'un éternel bec Auer au tuyau gorgé d'eau. La lumière meurt et rena?t cent fois par minute, et, pendant ses agonies, on voit un oeil-de-boeuf ouvert sur le crépuscule de la cour intérieure.
Notre concierge est en train de finir à l'endroit même où on l'a plantée jadis. Elle meurt par la tête, comme les peupliers. Elle est à peu près folle, et presque complètement aveuglée par une double cataracte qui lui fait des pupilles laiteuses. A part cela, elle nous reconna?t tous, ses locataires, au pas, au souffle, et à beaucoup d'autres petits signes qui la renseignent sans qu'elle les puisse analyser. Quelque chose de comparable à la sensibilité des mollusques sédentaires.
La concierge cogna donc à la porte et me dit:
--Louis, il y a une lettre pour toi et un catalogue pour Marguerite. Tu voudras bien le lui donner en passant, mon gar?on.
Marguerite est notre voisine, une couturière. Je pris lettre et catalogue et je continuai l'ascension. Je montais vite, pour ne pas laisser à mes résolutions le temps de s'éparpiller. Le tournoiement de l'escalier me procurait un léger vertige bien connu. Malgré la tension de mon esprit, je ne manquai point à l'habitude, vieille comme ma vie, d'épeler, en passant au second étage, la plaqué de Lépargneux: spécialiste d'espadrilles et semelles de cordes. C'est un industriel en taudis, un mange-des-briques.

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