la fête touchait à sa fin lorsqu'il est entré. Alors
Juliette, s'adressant à sa nourrice, lui dit: «Quel est ce gentilhomme qui
n'a pas voulu danser? va demander son nom; s'il est marié, mon
cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.»
Ils se sont à peine vus et ils s'aiment, l'amour comme une flamme les a
envahis tous deux en même temps et embrasés. Et Shakspeare humain
et vrai ne disposait pas ses fictions, comme nos romanciers, pour le seul
effet pittoresque. Quelle curieuse ressemblance entre cette situation
qu'il a inventée et la mienne! c'est aussi dans une fête que nous nous
sommes rencontrés, et volontiers comme Juliette je dirais: «Va
demander son nom; si elle est mariée, mon cercueil sera mon lit
nuptial.»
Ce nom, il me fallut l'attendre jusqu'au surlendemain, car Marius
Bédarrides ne se trouva point au rendez-vous arrêté entre nous. Ce fut
le soir du deuxième jour seulement que je le vis arriver chez moi.
J'avais passé toute la matinée à le chercher, mais inutilement.
Il voulut s'excuser de son retard; mais c'était bien de ses excuses que
mon impatience exaspérée avait affaire.
--Hé bien?
--Pardonnez-moi.
--Son nom, son nom.
--Je suis désolé.
--Son nom; ne l'avez-vous pas appris?
--Si, mais je ne vous le dirai, que si vous me pardonnez de vous avoir
manqué de parole hier.
--Je vous pardonne dix fois, cent fois, autant que vous voudrez.
--Hé bien, cher ami, je ne veux pas vous faire languir: connaissez-vous
le général Martory?
--Non.
--Vous n'avez jamais entendu parler de Martory, qui a commandé en
Algérie pendant les premières années de l'occupation française?
--Je connais le nom, mais je ne connais pas la personne.
--Votre princesse est la fille du général; de son petit nom elle s'appelle
Clotilde; elle demeure avec son père à Cassis, un petit port à cinq lieues
d'ici, avant d'arriver à la Ciotat. Elle est en ce moment à Marseille, chez
un parent, M. Lieutaud, employé à la mairie; M. Lieutaud avait été
invité comme fonctionnaire, et mademoiselle Clotilde Martory a
accompagné sa cousine. J'espère que voilà des renseignements précis;
maintenant, cher ami, si vous en voulez d'autres, interrogez, je suis à
votre disposition; je connais le général, je puis vous dire sur son
compte tout ce que je sais. Et comme c'est un personnage assez original,
cela vous amusera peut-être.
Marius Bédarrides, qui est un excellent garçon, serviable et dévoué, a
un défaut ordinairement assez fatigant pour ses amis; il est bavard et il
passe son temps à faire des cancans; il faut qu'il sache ce que font les
gens les plus insignifiants, et aussitôt qu'il l'a appris, il va partout le
racontant; mais dans les circonstances où je me trouvais, ce défaut
devenait pour moi une qualité et une bonne fortune. Je n'eus qu'à lui
lâcher la bride, il partit au galop.
--Le général Martory est un soldat de fortune, un fils de paysans qui
s'est engagé à dix-sept ou dix-huit ans; il a fait toutes les guerres de la
première République.
--Comment cela? Mademoiselle Clotilde n'est donc que sa petite-fille?
--C'est sa fille, sa propre fille; et en y réfléchissant, vous verrez tout de
suite qu'il n'y a rien d'impossible à cela. Né vers 1775 ou 76, le général
a aujourd'hui soixante-quinze ou soixante-seize ans; il s'est marié tard,
pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, avec une
jeune femme de Cassis précisément, une demoiselle Lieutaud, et de ce
mariage est née mademoiselle Clotilde Martory, qui doit avoir
aujourd'hui à peu près dix-huit ans. Quand elle est venue au monde, son
père avait donc cinquante-huit ou cinquante-neuf ans; ce n'est pas un
âge où il est interdit d'avoir des enfants, il me semble.
--Assurément non.
--Donc je reprends: L'empire trouva Martory simple lieutenant et en fit
successivement un capitaine, un chef de bataillon et un colonel. Sa
fermeté et sa résistance dans la retraite de Russie ont été, dit-on,
admirables; à Waterloo il eut trois chevaux tués sous lui et il fut
grièvement blessé. Cela n'empêcha pas la Restauration de le licencier,
et je ne sais trop comment il vécut de 1815 à 1830, car il n'avait pas un
sou de fortune. Louis-Philippe le remit en service actif et il devint
général en Algérie. Ce fut alors qu'il se maria. Bientôt mis à la retraite,
il vint se fixer à Cassis, où il est toujours resté. Il y passe son temps à
élever dans son jardin des monuments à Napoléon, qui est son dieu. Ce
jardin a la forme de la croix de la Légion d'honneur; et au centre se
dresse un buste de l'empereur, ombragé par un saule pleureur dont la
bouture a été rapportée de Sainte-Hélène: un saule pleureur à Cassis
dans un terrain sec comme la cendre, il faut voir ça. Du mois de mai au

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