Clotilde Martory | Page 3

Hector Malot
qu'un monsieur qui, en l'an de grâce 1851, dans un
temps prosaïque comme le nôtre, demande à ressentir «les orages du
coeur» est un personnage qui prête à la plaisanterie.
Mais de cela je n'ai point souci. D'ailleurs, parmi ceux qui seraient les
premiers à rire de moi si je faisais une confession publique, combien en
trouverait-on qui ne se seraient jamais laissé entraîner par les joies ou
par les douleurs de la passion! Dieu merci, il y a encore des gens en ce

monde qui pensent que le coeur est autre chose qu'un organe conoïde
creux et musculaire.
Je suis de ceux-là, et je veux que ce coeur qui me bat sous le sein
gauche, ne me serve pas exclusivement à pousser le sang rouge dans
mes artères et à recevoir le sang noir que lui rapportent mes veines.
Mes désirs se réaliseront-ils? Je n'en sais rien.
Mais il suffit que cela soit maintenant possible, pour que déjà je me
sente vivre.
Ce qui arrivera, nous le verrons. Peut-être rien. Peut-être quelque chose
au contraire. Et j'ai comme un pressentiment que cela ne peut pas tarder
beaucoup. Donc, à bientôt.
Un voyage au pays du sentiment, pour toi cela doit être un voyage
extraordinaire et fantastique,--en tous cas il me semble que cela doit
être aussi curieux que la découverte du Nil blanc.
Le Nil, on connaîtra un jour son cours; mais la femme, connaîtra-t-on
jamais sa marche? Saura-t-on d'où elle vient, où elle va?

II
En me donnant Marseille pour lieu de garnison, le hasard m'a envoyé
en pays ami, et nulle part assurément je n'aurais pu trouver des relations
plus faciles et plus agréables.
Mon père, en effet, a été préfet des Bouches-du-Rhône pendant les
dernières années de la Restauration, et il a laissé à Marseille, comme
dans le département, des souvenirs et des amitiés qui sont toujours
vivaces.
Pendant les premiers jours de mon arrivée, chaque fois que j'avais à me
présenter ou à donner mon nom, on m'arrêtait par cette interrogation:

--Est-ce que vous êtes de la famille du comte de Saint-Nérée qui a été
notre préfet?
Et quand je répondais que j'étais le fils de ce comte de Saint-Nérée, les
mains se tendaient pour serrer la mienne.
--Quel galant homme!
--Et bon, et charmant.
--Quel homme de coeur!
Un véritable concert de louanges dans lequel tout le monde faisait sa
partie, les grands et les petits.
Il est assez probable que mon père ne me laissera pas autre chose que
cette réputation, car s'il a toujours été l'homme aimable et loyal que
chacun prend plaisir à se rappeler, il ne s'est jamais montré, par contre,
bien soigneux de ses propres affaires, mais j'aime mieux cette
réputation et ce nom honoré pour héritage que la plus belle fortune. Il y
a vraiment plaisir à être le fils d'un honnête homme, et je crois que dans
les jours d'épreuves, ce doit être une grande force qui soutient et
préserve.
En attendant que ces jours arrivent, si toutefois la mauvaise chance veut
qu'ils arrivent pour moi, le nom de mon père m'a ouvert les maisons les
plus agréables de Marseille et m'a fait retrouver enfin ces relations et
ces plaisirs du monde dont j'ai été privé pendant six ans. Depuis que je
suis ici, chaque jour est pour moi un jour de fête, et je connais déjà
presque toutes les villas du Prado, des Aygalades, de la Rose. Pendant
la belle saison, les riches commerçants n'habitent pas Marseille, ils
viennent seulement en ville au milieu de la journée pour leurs affaires;
et leurs matinées et leurs soirées ils les passent à la campagne avec leur
famille. Celui qui ne connaîtrait de Marseille que Marseille, n'aurait
qu'une idée bien incomplète des moeurs marseillaises. C'est dans les
riches châteaux, les villas, les bastides de la banlieue qu'il faut voir le
négociant et l'industriel; c'est dans le cabanon qu'il faut voir le
boutiquier et l'ouvrier. J'ai visité peu de cabanons, mais j'ai été reçu

dans les châteaux et les villas et véritablement j'ai été plus d'une fois
ébloui du luxe de leur organisation. Ce luxe, il faut le dire, n'est pas
toujours de très-bon goût, mais le goût et l'harmonie n'est pas ce qu'on
recherche.
On veut parler aux yeux avant tout et parler fort. N'a de valeur que ce
qui coûte cher. Volontiers on prend l'étranger par le bras, et avec une
apparente bonhomie, d'un air qui veut être simple, on le conduit devant
un mur quelconque:--Voilà un mur qui n'a l'air de rien et cependant il
m'a coûté 14,000 francs; je n'ai économisé sur rien. C'est comme pour
ma villa, je n'ai employé que les meilleurs ouvriers, je les payais 10
francs par jour; rien qu'en ciment ils m'ont dépensé 42,000 francs.
Aussi tout a été soigné et autant que
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