Bruges-la-morte | Page 8

Georges Rodenbach
une maison riante qu'il avait louée pour elle au long d'une promenade qui aboutit à des banlieues de verdures et de moulins.
En même temps, il l'avait décidée à quitter le théatre. Ainsi il l'aurait toujours à Bruges et mieux à lui. Pas une minute, cependant, il n'avait envisagé le petit ridicule pour un homme grave et de son age, après un si inconsolable deuil notoire, de s'amouracher d'une danseuse. à vrai dire, il n'avait pas d'amour pour elle. Tout ce qu'il désirait, c'était pouvoir éterniser le leurre de ce mirage. Quand il prenait dans ses mains la tête de Jane, l'approchait de lui, c'était pour regarder ses yeux, pour y chercher quelque chose qu'il avait vu dans d'autres: une nuance, un reflet, des perles, une flore dont la racine est dans l'ame-- et qui y flottaient aussi peut-être.
D'autres fois, il dénouait ses cheveux, en inondait ses épaules, les assortissait mentalement à un écheveau absent, comme s'il fallait les filer ensemble.
Jane ne comprenait rien à ces allures anormales de Hugues, à ses muettes contemplations.
Elle se rappelait, au commencement de leurs relations, son inexpliquée tristesse quand elle lui avait dit que sa chevelure était teinte; et avec quel émoi, depuis, il l'épiait pour savoir si elle la maintenait de la même nuance.
--?J'ai l'envie de ne plus me teindre?, avait-elle dit un jour.
Il en avait paru tout troublé, insistant pour qu'elle gardat ses cheveux de cet or clair qu'il aimait tant. Et, en disant cela, il les avait pris, caressés de la main, y enfon?ant les doigts comme un avare dans son trésor qu'il retrouve.
Et il avait balbutié des choses confuses: ?Ne change rien... c'est parce que tu es ainsi que je t'aime! Ah! tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que je manie dans tes cheveux...?
Il semblait vouloir en dire davantage; puis s'arrêtait, comme au bord d'un ab?me de confidences.
Depuis qu'elle s'était installée à Bruges, il venait la voir presque tous les jours, passait d'ordinaire ses soirées chez elle, y soupait parfois, malgré la mauvaise humeur de Barbe, sa vieille servante qui, le lendemain, maugréait d'avoir inutilement préparé le repas et d'avoir attendu. Barbe feignait de croire qu'il avait vraiment mangé au restaurant; mais, au fond, demeurait incrédule et ne reconnaissait plus son ma?tre, auparavant si ponctuel, si casanier.
Hugues sortait beaucoup, partageant les heures entre sa maison et celle de Jane.
Il y allait de préférence vers le soir, par habitude prise de ne sortir qu'aux fins d'après-midi; et puis aussi pour n'être pas trop remarqué en ses promenades vers cette demeure qu'il avait expressément choisie dans un quartier solitaire. Lui n'avait éprouvé vis-à-vis de lui-même aucune honte ni rougeur d'ame, parce qu'il savait le motif, le stratagème de cette transposition qui était non seulement une excuse, mais l'absolution, la réhabilitation devant la morte et presque devant Dieu. Mais il fallait compter avec la province qui est prude: comment ne pas s'y inquiéter un peu du voisinage, de l'hostilité ou du respect publics lorsqu'on en sent sur soi incessamment les yeux posés, l'attouchement pour ainsi dire?
En cette Bruges catholique surtout, où les moeurs sont sévères! Les hautes tours dans leurs frocs de pierre partout allongent leur ombre. Et il semble que, des innombrables couvents, émane un mépris des roses secrètes de la chair, une glorification contagieuse de la chasteté. à tous les coins de rue, dans des armoires de boiserie et de verre, s'érigent des Vierges en manteaux de velours, parmi des fleurs de papier qui se fanent, tenant en main une banderole avec un texte déroulé, qui de leur c?té proclament: ?Je suis l'Immaculée.?
Les passions, les accointances des sexes hors mariage y sont toujours l'oeuvre perverse, le chemin de l'enfer, le péché du sixième et du neuvième commandement qui fait parler bas dans les confessionnaux et farde de confusion les pénitentes.
Hugues connaissait cette austérité de Bruges et avait évité de l'offusquer. Mais, en cette vie de province tout exigu?, rien n'échappe. Bient?t il suscita à son insu une pieuse indignation. Or, la foi scandalisée s'y exprime volontiers en ironies. Telle la cathédrale rit et nargue le diable avec les masques de ses gargouilles.
Quand la liaison du veuf avec la danseuse se fut ébruitée, il devint, sans le savoir, la fable de la ville. Nul n'en ignora: bavardages de porte en porte; propos d'oisiveté; cancans colportés, accueillis avec une curiosité de béguines; herbe de la médisance qui, dans les villes mortes, cro?t entre tous les pavés.
On s'amusa d'autant plus de l'aventure qu'on avait connu son long désespoir, ses regrets sans éclaircie, toutes ses pensées uniquement cueillies et nouées en bouquet pour une tombe. Aujourd'hui, c'est là qu'aboutissait ce deuil qu'on avait pu croire éternel.
Tous s'y étaient trompés, le pauvre veuf lui-même, qui avait été sans doute ensorcelé par une coquine. On la connaissait bien. C'était une ancienne danseuse du théatre. On
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