qui disparaît et revient au bout de cinq minutes avec 
un grand carton à la main et plusieurs boîtes sous le bras. 
--Qu'est-ce que c'est, papa? 
--Tu vas voir, curieux. Louise, va donc dire à Catherine de tendre un drap blanc, le long 
du mur. 
Je hausse les épaules dédaigneusement. C'est la lanterne magique qu'on veut nous 
montrer. 
--A notre âge, dis-je tout bas à Léon qui vient d'entrer. 
--C'est rudement bête, mais ça ne fait rien. Pendant qu'il fera noir, je pincerai ta soeur. 
--Pince-la fort. 
Il ne la pince pas du tout. Il n'y pense pas, moi non plus; le spectacle est trop intéressant. 
Ah! mon père est un malin. Ce ne sont pas les verres représentant l'histoire du Chaperon 
Rouge ou du Chat Botté qu'il glisse dans la lanterne; ceux qu'il a choisis peignent en 
couleurs vives les épisodes divers des campagnes de Crimée et d'Italie, de bons vieux 
verres que j'avais oubliés, qui m'ont amusé autrefois, qui aujourd'hui m'émeuvent. 
Et puis, décidément, mon père a le chic pour montrer la lanterne magique. Il ne vous 
place pas le verre, bêtement, entre les rainures du fer-blanc, pour le laisser là, immobile, 
jusqu'à ce que le spectateur lui crie: Assez!--Il a un système à lui. Les premiers 
tableaux--le départ des régiments,--il les pousse lentement, peu à peu, dans la lanterne, et 
l'on croit voir défiler, au pas accéléré, le long du drap, les lignards à l'allure ferme et les 
lourds grenadiers; pour les chasseurs à pied, le verre va un peu plus vite: du pas 
gymnastique. Quand nous arrivons aux escarmouches, aux combats précurseurs des 
grandes rencontres, le verre prend une allure fantaisiste, il court avec les bersagliers, 
rampe avec les highlanders et bondit avec les zouaves. Pour les batailles, c'est terrible. 
C'est à peine si, dans le va-et-vient rapide des personnages qui s'égorgent sur le drap 
blanc, on arrive à distinguer les formes humaines, à voir autre chose qu'une effrayante 
mêlée, une masse informe et bariolée éclaboussée de boue rouge. Comme ça donne l'idée 
d'une bataille! j'en tremble. Et je n'ai même pas la force de hurler comme les autres 
spectateurs qui, dans l'ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements 
d'anthropophages.
Heureusement, pour me calmer, des tableaux moins chargés apparaissent. Trois ou quatre 
personnages tout au plus: des turcos hideusement noirs et des zouaves effrayants, aux 
longues moustaches en croc, embrochant des Russes qui joignent les mains et des 
Autrichiens tombés à terre. 
--Pas de pitié pour les Autrichemards! crie M. Legros. Et il faudra en faire autant aux 
Prussiens. 
--Tiens! sale Prussien, crie M. Pion, absolument emballé, et dont je perçois dans 
l'obscurité la longue silhouette tendant le poing vers l'orbe où un soldat blessé agonise, un 
coup de baïonnette au ventre. 
Mon père glisse le dernier verre dans la lanterne et se croise les mains derrière le dos. Il 
sait que ce tableau-là n'a pas besoin d'être agité comme les autres, que tous les artifices 
sont inutiles cette fois-ci. Il est sûr de son effet: on a peint sur le verre l'incendie d'un 
bateau où des malheureux se tordent dans les flammes. 
C'est épouvantable. 
--Magnifique! crie Mme Arnal. Ah! ces brigands de Prussiens, si l'on pouvait les faire 
griller tous comme ça! 
 
II 
J'ai douze ans. Mon père en a quarante-cinq. Ma soeur dix-neuf. Catherine, notre bonne, 
n'a pas d'âge. 
Elle nous sert depuis dix ans. C'est elle qui m'a promené en lisières dans les allées du parc 
et qui a guidé mes premiers pas le long des charmilles du Roi-Soleil. C'est elle qui me 
rapportait à la maison dans ses bras quand j'étais fatigué d'avoir traîné mes souliers bleus 
sur les tapis verts de Le Nôtre. 
Je ne devais pas lui peser lourd: elle est forte comme un boeuf et dure au travail comme 
un cheval de limon. Je l'ai vue un jour, mise au défi par les ouvriers du chantier, porter 
vingt-cinq kilos à bras tendu. Elle est longue comme un jour sans pain et ça l'ennuie parce 
qu'elle est obligée de faire elle-même ses tabliers bleus: ceux qu'on achète tout 
confectionnés sont très bons et coûtent moins cher, mais on n'en trouve pas à sa taille. 
Elle est plate comme une limande et ça lui est à peu près égal. Quand on la taquine 
là-dessus, elle se borne à fournir une explication très simple: elle a monté en graine tout 
d'un coup--comme les asperges--et ce qu'elle a gagné en hauteur, elle l'a perdu en largeur. 
Elle ressemble à un gendarme: un gendarme qui aurait un gros nez rouge, qui mangerait 
de la bouillie avec son sabre et qui aurait, en guise de moustaches, un gros poireau poilu 
de chaque côté du menton. 
Les poireaux, voilà le malheur de Catherine. Elle en a trois à la figure et trois douzaines 
sur les    
    
		
	
	
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